Invité RIFFX : Bernard Lonjon raconte Georges Brassens à l’occasion de son centenaire

Spécialiste de la chanson française et expert ultime en Georges Brassens, Bernard Lonjon a vécu plusieurs vies avant de se consacrer entièrement à l’écriture de livres autour de ses deux passions : la musique et la littérature. Depuis Sète, où il réside aujourd’hui, cet héraultais d’adoption occupe une place centrale dans le centenaire Brassens – baptisé « Brassens a 100 ans » que l’on célèbre cette année dans la ville natale de l’artiste. Les festivités battant leur plein à Sète, RIFFX est parti à la rencontre de Bernard Lonjon pour une entrevue passionnante.

Bonjour Bernard, avant d’aborder notre sujet principal – Georges Brassens – pourriez-vous revenir sur votre parcours ?

Je suis auvergnat d’origine et je suis né quand Brassens avait 30 ans. J’en avais 30 quand lui-même nous a quitté. Je vous laisse faire le calcul, sachant qu’il est né le 22 octobre 1921 et mort le 29 octobre 1981. Je suis né entre ces deux dates – ce qu’on appelle l’année du pastis – pile au milieu (rires). J’ai fait des études d’ingénieur informatique, puis j’ai travaillé pendant trente ans dans la haute finance : je fabriquais des logiciels pour les traders. Cela m’a permis de parcourir le monde, en informatisant les bourses de New York, du Japon, de Singapour… Depuis l’adolescence je suis un fou de bouquins, très jeune j’avais dit que j’arrêterais tout à 50 ans pour devenir libraire. Eh bien je l’ai fait ! A 50 ans, l’année 2000, j’ai vendu mes sociétés et acheté ma première librairie à Chartres. J’ai suivi mon rêve, même si j’ai vendu très vite le magasin qui n’a fait que décliner jusqu’à 2005. Cela fait vingt-et-un ans que je vis de mes livres : j’ai été le premier libraire en 2000 à créer un site internet pour vendre des livres anciens. Je me suis mis à l’écriture à la même période, mon premier bouquin a dû paraitre en 2003 ou 2004.

Comment passe-t-on du métier d’ingénieur informatique à celui d’écrivain ?

C’est la passion. J’avais la passion informatique aussi bien sûr mais celle des livres a surmonté tout. Finalement, à partir de mes 50 ans j’ai pu faire les deux : allier ma passion des livres à ma passion informatique. Aujourd’hui je suis toujours libraire sur internet et j’écris, deux activités importantes, sauf cette année où une troisième s’ajoute pour le centenaire Brassens, mais ça c’est autre chose.

Justement, Georges Brassens… Il paraît que vous êtes l’un des meilleurs connaisseurs du poète.

L’un des meilleurs probablement, mais pas le seul non plus… J’accepte le terme. J’ai quand même écrit huit livres sur Brassens, je connais bien sa vie et son œuvre. J’ai rencontré beaucoup de gens qui l’ont connu. J’ai vraiment creusé le sujet, c’est certain. Mon dernier livre sur lui s’appelle « L’enchanteur », un pavé d’environ 600 pages dans lequel j’ai essayé de reprendre la vie et l’œuvre de Brassens presque au jour le jour. Pas dans les premières années, ça a été plus difficile, mais plus j’ai avancé dans le temps, plus j’ai réussi à reconstituer une sorte d’éphéméride. C’est assez passionnant parce qu’on s’aperçoit que contrairement aux idées répandues – Brassens qui serait un feignant parce qu’il n’a écrit « que » 150 chansons –  on se rend compte qu’il était hyper occupé, les chansons lui prenaient énormément de temps et il faisait des tournées harassantes. En reconstituant son quotidien, j’ai vu qu’il était un travailleur acharné, donc l’inverse de ce qu’on imaginait.

Vous rétablissez la vérité sur l’artiste ! Comment êtes-vous devenu fan de Georges Brassens ?

Grâce à ma mère. Dans mes souvenirs, quand j’étais en maternelle, ma mère chantait beaucoup Brassens : Le parapluie, La chasse aux papillons, La canne de Jeanne, Les sabots d’Hélène… Toutes les premières chansons de Brassens dont j’ai été imprégné sans savoir qui il était. Ses chansons m’ont marqué probablement car il y avait des tas de mots que je ne comprenais pas et que j’essayais de comprendre. Vers 7-9 ans, j’ai ensuite entendu chez ma marraine un disque de Brassens, celui qu’on appelait Le gorille : chansons pas pour toutes les oreilles. Il y avait en fait deux grands disques : un « pour toutes les oreilles », les chansons dont on a parlé avant, et un autre « pas pour toutes les oreilles » avec Hécatombe, Le gorille, Putain de toi… J’étais totalement subjugué par les gros mots. Quand j’ai compris que c’était le même bonhomme qui chantait, j’étais encore plus émerveillé, fasciné. Imaginez-vous dans les années 50 : on interdisait de dire ces gros mots, lui-même était interdit d’antenne. Evidemment, moi j’avais envie de tout découvrir, tout écouter, et je ne l’ai pas quitté depuis ! Il parlait de séduction, des jeunes filles… On apprend des tas de choses en grandissant avec Brassens.

Quels titres de sa discographie sont vos favoris ?

C’est la question qui tue. Celui que je mettrais au-dessus de tout est Supplique pour être enterré à la plage de Sète, pas simplement parce que j’habite à Sète aujourd’hui. C’est le testament qu’il a écrit – pourtant en 1966, quinze ans avant de mourir – une chanson magnifique, bien construite, avec des rythmes riches. Pour moi elle est au-dessus de tout. J’aime aussi beaucoup Saturne, une magnifique chanson d’amour. J’aime bien la Chanson pour l’Auvergnat, et pas simplement parce que je suis auvergnat (rires) ! C’est une belle chanson humaniste. J’adore Je me suis fait tout petit pour la musique, on oublie trop souvent que Brassens est un grand musicien. Il y en a plein, voilà les essentielles ! Je mettrais aussi La mauvaise réputation à haut niveau car c’est celle qui l’a fait connaitre et c’est la plus reprise aujourd’hui.

Et les méconnus du grand public, qui mériteraient une écoute ?

Il y en a énormément. Je vous dirais par exemple La messe au pendu, une chanson contre la peine de mort comme l’a été Le gorille en son temps, mais qui est moins facile à écouter et qu’on n’entend plus aujourd’hui. Aussi, Les trompettes de la renommée qu’on ne reprend que très peu, elle dénonce les journalistes suite à des articles parus dans des journaux type « Ici Paris », c’est une très belle chanson qu’on ne connait plus. Les ricochets, qui raconte sa montée à Paris quand il avait 18 ans. Je dirais aussi Le Grand Pan, une chanson un peu complexe car il faut bien maîtriser sa mythologie pour comprendre toutes les subtilités.

On fête cette année le centenaire de Brassens dans la Ville de Sète. L’atmosphère doit être particulière, la présence de l’artiste se faire sentir ?

Ah ça oui, on le sent dans tous les coins de rues, dans toute la ville, le long des canaux et puis surtout on a fait venir un bateau – le Roquerols – qui était un bateau de guerre, un bateau-phare, construit en 1939 qui a servi pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ce bateau a depuis été démilitarisé et a vécu une vie à Londres, Amsterdam, puis ensuite Lyon et Marseille. Nous l’avons récupéré en début d’année et on l’a « brassensisé » avec des photos, des films etc. C’est un petit bateau-musée si je puis dire. C’est le cœur des festivités du centenaire de Brassens qui ont démarré le 9 juin dernier et se termineront en fin d’année. Dans la ville, on retrouve bien sûr l’âme de l’artiste un peu partout : chez les commerçants, dans les halles…

Si l’on souhaite visiter Sète, vous avez écrit un livre sur Brassens à découvrir pas à pas dans la ville. Pouvez-vous nous confier 2-3 endroits à ne pas manquer ?

Il y a l’incontournable Espace Georges Brassens. C’est le musée Brassens, avec une scénographie absolument extraordinaire qui est renouvelée chaque année. C’est une visite obligatoire si on vient à Sète sur les traces de Brassens. D’autant plus que ce lieu est situé face au cimetière où il est enterré : en général les gens démarrent le pèlerinage par ces endroits-là. Il faut se rendre à la maison natale même s’il n’y a rien à voir, à part une plaque. Autre lieu, je dirais la plage de la Corniche, sa plage de référence, c’est d’ailleurs l’endroit qui a inspiré Supplique pour être enterré à la plage de Sète, c’était son fantasme d’être enterré là. Il y a une stèle qui ne paye pas de mine mais ça vaut le coup d’y aller, d’abord pour se baigner, et ensuite pour la chanson.

Selon vous, pourquoi Brassens est-il devenu une légende ? On le considère aujourd’hui comme l’un des plus grands artistes français, cent ans après sa naissance ?

Pourquoi Georges Brassens est-il toujours hyper connu des jeunes alors que des artistes comme Barbara, Guy Béart, Jean Ferrat, Léo Ferré ne le sont plus ? Il y a plusieurs raisons à cela : déjà sa musique est forte. Elle peut être reprise par tous les types de musiciens aujourd’hui : des folk singers, des bluesmen, des jazzmen, des rappeurs… On arrive donc à capter la musique de Brassens par le prisme des musiques actuelles, c’est fort. Vous ne pouvez pas le faire avec Ferré, ni avec Ferrat, même s’ils restent extraordinaires. Ferrat est réduit aujourd’hui à une musique d’ascenseur, ses orchestrations recherchées et fortes ne passent plus du tout aujourd’hui, alors que Brassens, avec son orchestration minimaliste – guitare et contrebasse – a réussi à survivre à toutes les modes. Dans les années 60, malgré l’arrivée du twist et du rock, il était toujours en tête du hit-parade. Il a su perdurer face à des gens comme Johnny Hallyday, Elvis Presley ou les Beatles. C’est assez magique. J’ajouterais ensuite le fait qu’il est intemporel : ses chansons, ses textes sont intemporels. Il n’a pas de chansons d’actualité comme le faisaient par exemple Pierre Perret ou Jean Ferrat. Si on écoute La mauvaise réputation aujourd’hui, ça parle aux jeunes, ils ont l’impression que cette chanson a été écrite l’année dernière pour eux. Ils sont d’ailleurs nombreux à la reprendre. Une autre raison, c’est la manière dont il a été traduit : aujourd’hui les chansons de Brassens sont traduites dans exactement quatre-vingt-deux langues et dialectes dont le picard, le basque ou le breton. Ça veut dire qu’il est devenu international. On le chante au Japon par exemple. J’ai entendu Le gorille en japonais et c’est génial (rires). Lors d’une conférence à Udine, au nord de Venise, j’ai entendu ce morceau dans vingt-deux langues qui se suivaient. C’était extraordinaire. Il y a plus de 5000 artistes qui ont enregistré des disques de Brassens, c’est énorme, il n’y a pas d’équivalent en France. Pour toutes ces raisons, il est toujours aimé, chanté, repris. C’est étonnant mais c’est la réalité.

En plus de Brassens, vous admirez d’autres artistes tels qu’Edith Piaf, Colette, Jean Cocteau ou Maurice Chevalier. Qu’ont-ils en commun ?

J’ai plusieurs passions mais effectivement le cœur de mes passions est la chanson et la littérature. En littérature, je suis fasciné par la période du début du siècle, toute la période Belle Epoque, montmartroise. J’ai beaucoup écrit sur Apollinaire ou Francis Carco aussi, plutôt dans des revues. Après, il y a eu aussi des opportunités. Par exemple Piaf-Cocteau, le livre que j’ai écrit sur leur amitié, c’est quelque chose qui n’était absolument pas connu, ni du grand public ni même de certains spécialistes. Grâce à mon métier de libraire, qui me permet d’avoir accès de temps en temps à des archives, je suis tombé un jour sur une correspondance entre Piaf et Cocteau. Et j’ai eu envie de creuser, d’aller plus loin. Ça m’a bluffé, je n’imaginais même pas que ces deux-là s’appréciaient. Colette c’est pareil, j’ai écrit un livre qui s’appelle « Colette, la passion du vin », basé sur la correspondance qu’elle a eue avec des viticulteurs du Beaujolais et de Bourgogne. J’ai été subjugué : il y avait soixante lettres où elle ne parlait que de vin, alors que pour moi Colette ce n’était pas du tout ça. J’ai donc écrit une biographie d’elle à travers sa passion pour le vin, qu’elle avait découvert à l’âge de trois ans. C’est plutôt des coups de cœur à chaque fois. Le fil rouge, c’est littérature et chansons.

Où peut-on vous retrouver prochainement ?

Dans plusieurs livres sur Brassens : « L’enchanteur » est sorti cet été chez L’Archipel, « Les copains de Brassens » aussi chez Jacques Flament. Un autre ouvrage intitulé « Brassens au cabaret » sera bientôt publié. J’ai une passion pour un autre Sétois, Manitas de Plata, son centenaire a eu lieu le 7 août 2021. On l’a fêté dignement au Théâtre de la Mer. J’ai également écrit la première biographie de l’artiste qui sortira prochainement. Pour revenir sur le centenaire Brassens, je suis comme on dit le chef d’équipage (rires) ! Au début je m’occupais de la programmation : conférences, lectures, rencontres, tout ce qui était un peu littéraire, et j’ai ensuite récupéré la musique et le théâtre. Donc je m’occupe finalement de toute la programmation. 250 événements en l’honneur d’un seul bonhomme, je crois que ça n’existe nulle part au monde, même aux Etats-Unis, je n’ai pas trouvé d’équivalent (rires). Vous pouvez me retrouver sur le site blonjon.com, la vitrine de mes livres qui renvoie ensuite sur des portails de vente. En ce moment, avec le centenaire Brassens, je fais une quarantaine de paquets par jour, je vends beaucoup en cette année si spéciale !