Les 5 albums du mois de juillet

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois de juillet 2022 – avec Black Midi, Viagra Boys, Ty Segall, Steve Lacy et Lizzo – c’est tout de suite !

Black Midi – Hellfire
(Rough Trade Records/Wagram)

Après deux albums (Schlagenheim, 2019, et Cavalcade, 2021), tout portait à croire que la musique de la formation londonienne était mue par une fuite en avant consistant à tout détruire pour mieux reconstruire sur les ruines fumantes du disque précédent. Sur Hellfire, le cheval de Troie livre enfin tous ses secrets : la musique de Black Midi pousse en rhizome – à l’instar de ces pochettes de disques surchargées qui traduisent moins des collages d’influences disparates qu’une musique sans centre, croissant dans toutes les directions. Chaotique, polymorphe et imprévisible : la hiérarchie des idées n’a pas cours au sein du triumvirat formé par Geordie Greep, Cameron Picton et Morgan Simpson, mais semble toujours battre le fer de l’expérimentation avec le changement pour seule constante.

Avec Hellfire, Black Midi livre d’ores et déjà son album le plus immédiat. Exit donc la dramaturgie de Cavalcade, ce troisième effort s’envisage, selon leurs propres dires, comme “un film d’action épique”, qui perd en lyrisme ce qu’il gagne en muscles saillants – en témoignent les interludes façon combat de catch. Dans ce grand fatras référentiel, Hellfire semble composer la bande-son de l’enfer tel que vu par le peintre Jérôme Bosch avec tout ce qu’il comprend d’absurde. Ainsi des personnages équivoques et des sonorités oppressantes prennent à la gorge dès le morceau d’ouverture (Hellfire). À l’instar de ses comparses de Black Country, New Road, qui n’avaient laissé qu’une petite année entre leur premier et leur second album dantesque, Black Midi semble nourrir leur disque de cette urgence. Si Schlagenheim consistait en une variation sur des sessions improvisées tandis que Cavalcade était un pur exercice de studio, Hellfire procède d’un prolongement de l’énergie du live. Qu’il libère les flammes de l’enfer sur Sugar/Tzu, le funk possédé de Welcome to Hell et The Race Is about to Begin ou qu’il tende à un apaisement feint sur Still, The Defence ou Dangerous Liaisons, ce disque narré à la première personne par le spoken word hanté de Geordie Greep traduit l’envie d’en découdre avec les conventions et l’immobilisme. Un troisième album flamboyant, tout à la fois angoissant et réjouissant, viscéral et stimulant.

Viagra Boys – Cave World
(YEAR0001/Fuga)

Il s’appelle Sebastian Murphy. Il arpente la scène micro en main, mal rasé, torse nu, en assumant sans aucun complexe son ventre arrondi recouvert de tatouages, l’air aussi patibulaire que les musiciens débraillés qui l’entourent. Sa puissante voix éraillée est l’un des ingrédients essentiels de la musique de Viagra Boys, tout comme les piques sarcastiques que ce leader sulfureux aime incorporer dans la plupart des paroles du groupe depuis son premier album en 2018. Alliant humour noir et intensité, cette troupe basée à Stockholm sort cet été son troisième LP. On retrouve ici Pelle Gunnerfeldt, qui les a déjà épaulés à la production des deux premiers, et également collaborateur de Refused, The Hives, etc.

Composé de neuf brûlots et de trois interludes, Cave World raille l’homme des cavernes d’aujourd’hui dans toute son hypocrisie et ses préjugés, en taclant la stupidité paranoïaque des conspirationnistes de l’ère Covid. Entre postpunk fracassé et rock indomptable, le gang excelle à créer ce chaos savamment déglingué où l’on entend parfois un saxophone en furie (en particulier sur la brillante introduction Baby Criminal), des touches électroniques (ADD, Return to Monke) et des collages dignes du Beck des nineties (le décontracté Big Boy). Et si le futur du rock s’écrivait en ce moment à Stockholm ?

Ty Segall – Hello, Hi
(Drag City/Modulor)

A known name with a different face”, chante Ty à la fin de ce quatorzième album. Le nom de Segall n’a en effet plus rien d’inconnu mais, même au sein d’une discographie aussi touffue que sinueuse, Hello, Hi s’avance avec un visage qui détonne et étonne, surtout après les effusions synthétiques du musculeux Harmonizer (2021). Pour trouver dans son répertoire un équivalent aux chansons de ce nouveau pas de côté, il nous faut remonter aux moments les plus bucoliques (Cry, Cry, Cry) de Freedom’s Goblin, son festin de 2018, et plus encore de Sleeper (2013), vrai ancêtre de cette facette folk. Avec Hello, Hi, qui ne fait pas mentir son titre affable, le sale gosse, plus tout jeune et plus si sale, s’extirpe des lézardes fuzzy pour se lover dans le cotonneux, sans pour autant perdre son sens du tranchant. À plusieurs reprises en découvrant cet album délicat, on pourra songer aux atmosphères du Because des Beatles (ce chant délesté, ce dénuement qui pourtant enveloppe) et à David Bowie (Blue, notamment, avec ses inflexions Major Tom).

Au fur et à mesure qu’ils s’enchaînent, les titres, comme l’excellent Over, savent toucher avec une pointe d’acidité, à la façon des escapades solos d’un J Mascis. Malgré son unité de ton, ce sont plusieurs nuances de la bascule entre les décennies 1960 et 1970 que semble convoquer et explorer le son dépouillé de cette collection de ballades. Un brin monocorde, le disque prend chemin faisant de l’épaisseur, sans engraisser les arrangements autour de cette guitare souvent livrée à elle-même. Exception faite du single avant-coureur (qui donne son titre à l’album), choisi pour ne pas trop inquiéter les fans.

Plus loin, avant une parfaite reprise du Don’t Lie des Mantles, on saluera l’électricité intermittente du magnifique Looking at You, puis la visite de Mikal Cronin au saxo en fin de course du beau diptyque Saturday, discrète acmé de la dernière partie de l’album, que clôture Distraction qui, sur sa basse onctueuse, cligne de l’œil vers Neil Young. Si les références défilent, elles n’écrasent jamais le propos aérien : c’est dans l’humilité que Segall dépasse l’exercice de style. Une respiration inspirée.

Steve Lacy – Gemini Rights
(L-M Records/RCA/Sony Records)

À 24 ans, Steve Lacy n’a plus rien de ces musiciens discrets, nerds, mal dans leur peau. Si Apollo XXI, en 2019, s’entendait comme l’annonce subtile d’une première maturité, concomitante à diverses expériences auprès d’artistes de renom (Kendrick Lamar, Solange, Vampire Weekend), Gemini Rights s’entend comme l’apothéose d’un style, fait de funk, de soul, d’arrangements somptueusement raffinés et d’allers-retours entre le passé et le présent. Il y a du Stevie Wonder et du Prince dans cette manière de faire claquer les mélodies, de penser chaque titre comme un potentiel hit. Il y a du Frank Ocean dans la manie de tout contrôler, d’affirmer une autre sensualité, une autre sexualité également, mais aussi d’être attentif aux moindres détails. Il y a surtout beaucoup de Steve Lacy dans cet album de rupture, débordant de fragilité et étonnement en phase avec la démarche actuelle de Syd, sa partenaire de jeu au sein de The Internet, dont le dernier LP se nomme Broken Hearts Club.

De la guitare bondissante d’Helmet à Mercury et son groove hérité de la bossa-nova, ces dix nouveaux morceaux, étalés sur trente-cinq minutes, rappellent que toutes les pensées sont ici permises, les tabous remisés : œuvrant désormais en studio, le Californien y parle essentiellement de son ex, sans rien masquer de ses désirs enfouis, de sa bisexualité, de ses regrets, de ses peurs et même, dans un élan impudique et graveleux, de ce corps faisant ressurgir dans son esprit diverses pensées libidineuses. Sur Cody Freestyle, l’un des titres les plus saisissants de Gemini Rights, avec ses synthés planants, Steve Lacy se fait même acerbe : “We don’t gotta be together forever/Cos I could do better.” Un ton fier, assumé, qui évite à ce second album de couler dans une mélancolie pesante et rend à l’érotisme sa part de divinité.

Lizzo – Special
(Atlantic/Warner Music)

2022 a démarré sur les chapeaux de roues pour Lizzo. Il y a d’abord eu la diffusion de Watch Out For the Big Grrrls, un télé-crochet visant à trouver ses prochaines danseuses. Il y a aussi eu le lancement de sa marque de lingerie inclusive, Yitty. Et surtout, il y a eu la sortie de About Damn Time, un titre devenu viral sur TikTok, qui a annoncé l’arrivée de son quatrième LP, Special. Avec ses sonorités disco-pop, About Damn Time donnait le ton de ce nouveau disque : une œuvre de célébration (“Turn up the music/Let’s celebrate”) dans laquelle l’artiste se livre, non sans humour (“It’s bad bitch o’clock, yeah, it’s thick-thirty”), sur ses émotions enfouies (“I’m about to get into my feelings”).

Enregistrées en pleine pandémie, les douze pistes qui composent Special sonnent en effet comme de véritables confessions. “J’avais besoin de déballer tout ce que j’avais sur le cœur”, confiait la musicienne au micro de SiriusXM en avril 2022. “Beaucoup de choses se sont passées dans ma vie personnelle et dans le monde de façon générale, j’avais besoin de digérer tout cela. Et ma façon à moi de digérer, c’est d’écrire des chansons.” Thérapeutique donc, Special parle majoritairement du sentiment amoureux. Tout au long de cet album, qui rend hommage à certains de ses artistes favori·tes (le bien nommé Coldplay sample l’iconique Yellow du groupe de Chris Martin tandis que Break Up Twice fait un clin d’œil au Doo-Wop (That Thing) de Lauryn Hill), Lizzo dissèque l’amour sous tous ses angles : celui que l’on porte à un partenaire (Coldplay), à ses amies (Grrrls), à soi-même (Special) et à son corps (Naked), réaffirmant au passage le message empowering et féministe qu’elle propage depuis ses débuts avec Lizzobangers. Cependant, quelque chose a changé. Jusqu’alors, Melissa Viviane Jefferson (son patronyme à la ville) semblait être dans une quête d’acceptation et d’amour, et ainsi, en proie à des sentiments mitigés, entre rires et larmes. “Tout ce que j’ai créé avant Special s’inscrivait dans cette recherche”, confiait-elle le 13 juillet sur Apple Music. ”Sur Cuz I Love You, je parlais de la personne que je voulais être, notamment sur des titres comme Soulmate ou Truth Hurts. Avec Special, je célèbre la personne que je suis aujourd’hui. C’est un album ancré dans le présent. Car l’amour ne peut exister que dans le présent.” Un disque aussi intime que réjouissant donc, que Lizzo interprétera ce 15 juillet lors de son spectacle Lizzoverse, retransmis en livestream.