Les 5 albums du mois de juin

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois de juin – avec Gaspard Augé de Justice, Clara Luciani, Bertrand Burgalat, Liz Phair et Garbage – c’est tout de suite !

Gaspard Augé – Escapades
(Ed Banger Records/Because Music)

“Il est bon de renouveler les sources d’émerveillement”, écrivait Ray Bradbury. L’auteur américain des Chroniques martiennes (1950), pas le dernier pour susciter le désir du voyage interstellaire, aurait sans doute aimé déambuler dans l’appartement montmartrois de Gaspard Augé, sorte d’astronef vintage trahissant les penchants fétichistes de son propriétaire. On imagine que c’est dans cet écrin aux allures de time machine que la moitié de Justice a mûri ses escapades en solitaire. Oubliant de confondre air du temps et modernité, ce bon vieux Gaspard s’affranchit sur ce premier album en solo – au générique duquel on retrouve en co-compositeur Victor le Masne (batteur de Housse de Racket, arrangeur de Juliette Armanet) – de la tendance d’une certaine pop made in France à tanguer entre disco de Prisunic et variet’ “cool”, pour s’étendre en long et en large sur douze plages instrumentales qu’il qualifie lui-même de “maximalistes”. A l’image de ce diapason rutilant qui transperce le paysage lunaire de la pochette et dont les reflets chromés ne sont pas sans évoquer les délires SF de Métal Hurlant autant que la pochette du Tubular Bells de Mike Oldfield.
Comme la plupart de ses copains bercés par une mélancolie bien hexagonale, Gaspard Augé a un petit faible pour la période giscardienne, les bandes originales de films français et italiens et la musique d’illustration, “cette poubelle de la pop”, comme la nomme Rob, vieux compagnon de route de Sébastien Tellier et spécialiste du genre. Partant de l’idée qu’il y a quinze Hans Zimmer dans le petit doigt de François de Roubaix et qu’un thème bien lustré vaut mieux qu’un tube premier au hit-parade, Escapades offre des cavalcades primesautières à la Cosma (Captain), héroïques (Vox) ou martiales (Pentacle) en convoquant chœurs, clavecin, synthés de 900 chevaux et suites d’arpèges désenchantés à la puissance d’évocation sidérante. Si l’on voit bien Gaspard aux manettes du score d’un potentiel remake de La Folie des grandeurs (1971) dans l’espace, c’est parce que le moindre centimètre carré de sa mémoire, puisque l’on parle ici d’un disque qui appelle aux réminiscences du passé, est hanté par un accord qui conduit à une image, et que cette image, à défaut d’être projetée en Cinémascope, est restituée par l’entremise de toiles sonores tissées par un esthète taiseux vivant à la marge de l’époque. Et donc pile-poil là où il faut pour émerveiller.

Clara Luciani – Cœur
(Romance Musique/Universal)

Rarement le titre d’un premier album aura aussi bien résumé la carrière ascensionnelle de son autrice. Avec Sainte-Victoire (2018), Clara Luciani a remporté deux Victoires de la musique, passant du statut de révélation (scène) en 2019 à celui d’artiste féminine de l’année en 2020. Une trajectoire explosive pour la chanteuse de La Grenade, qui fit l’unanimité critique et publique – plus de 200 000 albums écoulés, double disque de platine, deux rééditions, rien que ça. Un triomphe populaire qui en dit long sur la pression artistique qui pèse sur Clara Luciani et sur les enjeux commerciaux de Cœur, un successeur à paraître dans une fin de printemps déconfinée et qui la voit griller la politesse à Juliette Armanet, sa nouvelle collègue de label partageant la même appétence pour la “variété chic”, dans l’exercice toujours périlleux du second album. Si le single avant-coureur Le Reste demeure en tête depuis sa sortie en avril, il esquissait déjà une inclination discoïde que l’association de Clara Luciani avec les producteurs Breakbot, Pierrick Devin (Phoenix, Lomepal, Benjamin Biolay) et avec Sage à la coréalisation, sans oublier Yuksek au mixage partagé avec Devin, augurait.
Disque ensoleillé d’une femme amoureuse, dont elle s’amuse dans les paroles du Chanteur en référence à sa romance avec Alex Kapranos, voix de Franz Ferdinand, Cœur est ramassé en onze titres ultra-pop. Et joue autant l’atout Michel Berger dans Cœur ou Tout le monde (sauf toi) que la carte Metronomy, avec Amour toujours et La Place, dont elle avait adapté The Bay dans sa langue maternelle avec l’écho radiophonique que l’on sait. Et si d’aucuns ont déjà pointé un virage soi-disant mainstream à l’aune du hit imparable Le Reste, la typographie seventies de la pochette bleutée de l’album annonce la couleur disco, une passion largement revendiquée depuis son single Nue. Derrière son sourire éclatant, la jeune femme conjugue le sentiment amoureux à tous les temps (passé, présent, futur), sans oublier d’espérer la vie d’avant dans le monde d’après-confinement : “Dans le bordel des bars le soir/Débraillés dans le noir/Il faudra réapprendre à boire” (Respire encore). Dans la seconde partie du disque moins disco que rétro, elle revient à quelques ballades autobiographiques (J’sais pas plaire, La Place) qui ont aussi fait sa notoriété. Avant de dire littéralement Au revoir à l’auditoire dans une chanson-miroir : “Au revoir, je referai l’Olympia, au zénith les yeux fermés.” A cette cadence-là, Clara Luciani pourrait rapidement se trouver à l’étroit dans les salles de concert de l’Hexagone tellement le succès lui tend (encore) les bras. La victoire en chantant.

Bertrand Burgalat – Rêve capital
(Tricatel)

“Peu importe au fond ce qui arrive, ce qui n’arrive pas : c’est l’attente qui est magnifique”, chante Blandine Rinkel en duo avec Bertrand Burgalat sur L’Attente, citant fort à propos la plus belle phrase d’André Breton. Pendant longtemps – cinq ans précisément –, on a attendu le successeur de The Sssound of Mmmusic, l’inusable premier album du fondateur du label Tricatel paru en 2000 et enfin réédité généreusement pour le Disquaire Day 2021, avant que BB n’accélère sa cadence discographique avec quatre LP publiés entre 2005 et 2017, sans qu’il ne parvienne à dépasser l’immense Portrait-Robot (2005), porté par cette sentence définitive : Je suis seul dans ma chanson. Farouche opposant à “la chanson sportive” des années 1990 et fervent partisan du parlé-chanté, le dandy quinquagénaire assume aujourd’hui son Rêve capital, titre poétique d’un sixième album à la fois solaire et mélancolique, ouvert aux plumes transgénérationnelles, aux cuivres et instruments à vent dirigés par Renaud-Gabriel Pion et aux programmations électroniques de Yuksek. Compositeur courtisé pour le cinéma et arrangeur/producteur de renom international depuis quatre décennies, BB n’en reste pas moins éloigné de son statut de chanteur. Pour la première fois de sa carrière, avec le single L’Homme idéal, Bertrand Burgalat est entré en playlist sur des ondes radiophoniques qui se refusaient obstinément et inconséquemment à lui depuis un quart de siècle. Sans paraphraser à nouveau André Breton, l’obstination et la patience finissent toujours par être récompensées. Dans Spectacle du monde, l’un des trois morceaux dont il signe les paroles, Bertrand Burgalat évoque justement “le Bottin en chanson”, cette antienne qui consiste à chanter des pages de l’annuaire pour signifier que telle voix familière, renversante ou intemporelle serait capable de tout interpréter. Pour l’irrésistible E pericoloso sporgersi, BB s’est inspiré d’un voyage ferroviaire entre Toulon et Cannes pour décrire les paysages qui défilaient depuis la fenêtre du TGV, tout en écoutant L’Ultimo d’Ennio Morricone au casque. Une chanson qui emporte instantanément l’auditeur sur la French Riviera et qui nous plonge dans les états d’âme de son auteur, qui n’a peut-être jamais été aussi touchant : “Je pense à mon existence, ce que je ne ferai plus, et cette musique qui monte, comme des larmes.” Du pouvoir de la musique magique, suite et jamais fin avec l’autre BB national.

Liz Phair – Soberish
(Chrysalis/PIAS)

“I’ve got so much to say”, chante-t-elle dans le morceau Soberish. En effet, Liz Phair a toujours beaucoup à raconter, elle qu’on a crue plusieurs fois hors circuit… à tort. En 2010, son précédent album Funstyle n’avait pas plus emballé le public que la critique. De quoi l’inciter à prendre du recul, composer pour la télévision, et écrire le premier volet de ses mémoires, Horror Stories, où elle revient (entre autres) sur le harcèlement de Ryan Adams à son égard et sur ce qu’une femme peut subir depuis sa naissance, sans pour autant être une victime désignée. Que pense-t-elle de l’espace désormais occupé par un féminisme qu’elle avait du mal à défendre dans les années 1990 ? Quand on la questionne sur le drôle de titre de ce nouvel album, l’Américaine reste sans filtre : “La vie d’aujourd’hui est si difficile à supporter qu’on a besoin d’un café le matin, d’alcool le soir, d’un joint entre les deux. Lorsque le cannabis a été dépénalisé en Californie, je ne pensais plus qu’à ça ! Nous sommes tous impliqués dans différentes formes d’évasion de la réalité… et plus encore avec la crise sanitaire. Or, pour composer, il faut que je sois sobre…” Et pour pouvoir parler d’amour, centre névralgique de sa création. Produit avec Brad Wood, fidèle depuis ses débuts, avec lequel elle a voulu “créer un nouveau vocabulaire, dépasser les limites de ce qu’on était capables de faire à deux”, Soberish est un autoportrait aussi bien influencé par Yazoo que par The Psychedelic Furs. La guitare y est reine, les arrangements varient d’un morceau à un autre. L’ensemble est étonnamment accrocheur. Celle de Phair n’est pourtant pas commune. Adoptée par des parents professeure et chercheur, élevée à Chicago, elle a appris la guitare en écoutant Joni Mitchell, David Bowie, Lou Reed et Laurie Anderson. Dans Soberish, elle rend hommage à ces derniers avec Hey Lou, qui dissèque à quel point une relation peut être “euphorisante et exaspérante”. Plus tard, étudiante en arts, elle tombe dans le bain du punk rock et son premier album, Exile in Guyville (1993) répond aux Stones machos d’Exile on Main Street sur un ton corrosif et lucide sur la fragilité des droits de la femme dans un pays a priori libre comme les Etats-Unis.

Garbage – No Gods No Masters
(BMG)

Garbage s’est formé au début des années 1990 sous l’impulsion de trois musiciens américains, sorciers des studios, qui ont voulu recruter une voix féminine pour exprimer leur musique, sans se contenter d’une potiche. Au contraire, ils cherchaient une femme à forte personnalité, “un croisement entre Debbie Harry, Patti Smith, Chrissie Hynde et Siouxsie Sioux”, d’après Butch Vig, leur batteur et producteur. Il y a effectivement un peu de toutes ces légendes chez Shirley Manson, Ecossaise volcanique qui, dès le premier album du quatuor en 1995, est devenue elle-même une icône. Garbage revient plus de deux décennies plus tard, cinq ans après Strange Little Birds, avec un septième LP qui allie fondamentaux (ce mélange de machines et de guitares qui a fait leur succès) et modernité dans ses propos. Musicalement, les quatre compères ont depuis longtemps opéré le virage du digital et continuent de déployer ici toute leur passion pour la technologie, refusant de se plier à une vision poussiéreuse du rock. Si leur discographie s’est avérée largement inégale, leurs deux premiers albums restant des éclairs d’inspiration qu’il·elles ont parfois peiné à retrouver, No Gods No Masters (“sans Dieu ni maître”, en VF) surprend par ses textes en lutte permanente. Insoumise et pétillante, féministe de longue date, Shirley Manson s’attaque ouvertement au sexisme et à la misogynie sur le morceau d’ouverture, The Men Who Rule the World. On a toujours beaucoup de plaisir à entendre la voix singulière de cette parfaite maîtresse de cérémonie, tour à tour sensuelle et mordante, qui a inspiré toute une génération de chanteuses charismatiques.
Aujourd’hui, elle s’attaque également à des sujets politiques et sociaux, notamment le capitalisme, le racisme ou encore le changement climatique. Comme par le passé, Garbage alterne entre chansons explosives (The Creeps, Wolves) et ballades sombres teintées d’electro (Waiting for God, ou la conclusion This City Will Kill You). “Il y a beaucoup de guitares, de mélodies et d’éléments accrocheurs, a expliqué la quinqua rousse au magazine Spin l’été dernier. C’est plus pop que notre précédent disque. On a été très inspirés par la pop bizarre et subversive de Roxy Music.” On reconnaît surtout le “son Garbage” sur ce septième album, en bonne voie pour retrouver le septième ciel.