Les 5 albums du mois de mai

Une fois par mois, RIFFX vous invite à un nouveau rendez-vous sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois de mai – avec The Black Keys, black midi, St. Vincent, Squid et Weezer – c’est tout de suite !

The Black Keys – Delta Kream
(Nonesuch Records/Warner)

“Si tu me cherches, je suis dans ce studio. Chaque jour, de 9 h du matin jusqu’à l’heure du souper. Je ne fais que ça depuis l’âge de 16 ans”, nous confiait Dan Auerbach lors d’un voyage à Nashville. Le frontman des Black Keys venait de mettre en boîte Let’s Rock (2019), un neuvième album inespéré du duo, qui marquait selon l’aveu de Patrick Carney, le batteur, “un retour aux sources”. Deux ans plus tard, rien n’a changé. La preuve avec Delta Kream, un disque de onze reprises pour la plupart écrites par les légendes R. L. Burnside et Junior Kimbrough, que la paire a enregistrées avec le slide guitariste Kenny Brown (proche de Burnside) et le bassiste Eric Deaton. Un exercice déjà pratiqué en 2006, quand les Black Keys, petit groupe ne jouissant pas encore du succès qu’on lui connaît aujourd’hui, rendaient une première fois hommage à Kimbrough dans un sept titres, Chulahoma, encore salué aujourd’hui par les aficionados. Outre le respect profond témoigné aux aînés, c’est la quête d’un tandem à la poursuite du premier frisson ressenti que l’on voit poindre à l’horizon avec la sortie de ce dixième album. Comme si, après avoir dilué son blues-rock bien trempé dans les effets de manche psychédéliques de Turn Blue (2014) et s’être perdus dans des tournées monstres qui auraient pu finir par avoir leur peau, les vieux potes d’Akron voulaient remettre le couvert comme à l’époque où ils enregistraient leurs disques dans des usines de pneu désaffectées.

Effet garanti dès Crawling Kingsnake en ouverture, tribute à la version de John Lee Hooker porté par une section rythmique groovy au service d’une restitution des conditions du live dans lesquelles l’album a été conçu. Les chassés-croisés de la slide guitar de Brown et de la lead de Dan sont, quant à eux, le fil rouge de Delta Kream, à l’image des embardées poisseuses à la limite de la transe de Poor Boy a Long Way From Home, et donnent à entendre un quatuor en pleine montée de fièvre dans un juke joint malfamé. L’Amérique, en fait, dans tout ce qu’elle a de plus cul-terreux et de viscéral.

black midi- Cavalcade
(Rough Trade Records/Wagram)

L’opération Schlagenheim a réussi. Le premier album de black midi n’était qu’un leurre. Attendu au tournant en raison des performances ahurissantes de ses géniteurs et de son contenu aussi radical qu’excessif, l’objet en question, publié au printemps 2019, avait été pensé comme un cheval de Troie sonique, un déversement de décibels et de riffs corrosifs destiné à semer la confusion et à détourner l’attention pour mener en douce une politique de la terre brûlée. Tout détruire dans l’unique but d’anticiper l’avenir et de se reconstruire. Deux ans plus tard, alors que paraît Cavalcade, vaste entreprise de réédification lancée par black midi sur les cendres encore brûlantes de Schlagenheim, le chanteur et guitariste précise ses plans : “Nous nous sommes toujours dit que nous voulions constamment faire évoluer notre musique, la métamorphoser. On savait alors dès le départ que notre deuxième album serait différent du premier.” Alors que black midi donne toujours autant dans l’excès, les structures mouvantes aux métriques complexes de Cavalcade fournissent l’espace nécessaire pour y apporter de la nuance. Ici, le batteur émérite Morgan Simpson tempère la frénésie de l’ensemble (Slow). Là, Geordie Greep se fait crooner d’un autre temps (Marlene Dietrich). Aussi bien inspirés par Frank Zappa, Tom Waits et Joni Mitchell que par les œuvres d’Olivier Messiaen ou de Stravinsky, les Anglais s’aventurent davantage sur les terres du rock progressif et du jazz-rock, celles de Magma comme celle de John McLaughlin, jusqu’à explorer les confins du chaos. La fin des temps approche. John L et sa rythmique implacable font exploser les repères. Derrière ses détonations noise aux penchants trash metal, Chondromalacia Patella appelle à la débâcle. L’apocalypse serait-elle même déjà là ? Si Slow fait preuve de résilience, l’hystérie d’Hogwash and Balderdash ne peut que le confirmer. A moins que le Jugement dernier ne soit passé et que l’horizon se découvre à nouveau, ce que semblent indiquer les sublimes arrangements de Diamond Stuff comme la conclusion en apothéose d’Ascending Forth.

St. Vincent – Daddy’s Home
(Loma Vista/Virgin Records)

Enregistré au mythique studio Electric Lady de Greenwich Village (ouvert depuis 1970), Daddy’s Home fait des clins d’œil appuyés à David Bowie période Young Americans (le single Fame a d’ailleurs été conçu entre ces murs), mais aussi à Sly & the Family Stone, à Stevie Wonder, à Blondie, à Steely Dan et à Prince. Pour accompagner ce virage funk, la compositrice, également coproductrice avec le fidèle Jack Antonoff, a échafaudé un son à la fois rétro et moderne. Des instruments chaleureux sont mis en avant comme le sitar, l’orgue Wurlitzer et la guitare en lap steel, le tout étant fignolé avec des techniques du XXIe siècle. “Rien de très high-tech, précise-t-elle. On entend principalement des musiciens jouer.”

La musique de St. Vincent gagne en souplesse, en authenticité et en sensualité. Pour la première fois, cette autodidacte de 38 ans a choisi de déléguer les chœurs. L’une de ces nouvelles voix est celle de Kenya Hathaway, la fille du grand Donny Hathaway. D’autres figures féminines majeures sont ici présentes. La délicate chanson de conclusion Candy Darling rend hommage à la muse transgenre d’Andy Warhol, tout en faisant référence à Maya Angelou. La gracieuse The Melting of the Sun cite plusieurs héroïnes de St. Vincent qui ont pour point commun leur désir de lutter : Joni Mitchell, Tori Amos, Marilyn Monroe, ou encore Nina Simone.

La notion de féminisme est ancrée depuis longtemps dans son esprit. Entre une atmosphère joyeusement délurée et des passages plus méditatifs et désenchantés, cet album incandescent multiplie les frissons en proposant des morceaux immédiatement accrocheurs, loin du sérieux un brin guindé de certains chapitres de sa discographie. La preuve qu’on peut rester ambitieux tout en s’abandonnant à cette énergie contagieuse, qui séduit dès l’introduction. Souvent énigmatique, parfois incomprise, St. Vincent ne perd en rien son aura quand elle choisit de lever le voile sur ses émotions et son intimité.

Squid – Bright Green Field
(Warp/Differ-Ant)

Dans la lignée des Canadiens de Crack Cloud, de black midi ou des monstrueux Black Country, New Road, Squid délivre depuis des pièces de musique amples et fracturées, dont les structures évolutives, alternant vitesse d’exécution, break et changements de rythmes convoquent cuivres, batteries claires et guitares qui se tirent la bourre, dans un écrin bourdonnant idéal pour accueillir cette poésie de la terre brûlée proférée par Judge. Une éthique portée à son paroxysme par Bright Green Field, ce fameux premier album mis en boîte une fois encore avec Carey.

Avec onze titres au compteur, ce disque signé sur le prestigieux label Warp (Aphex Twin, Autechre, Battles) fait figure de manifeste puissant à l’usage de ceux et celles qui voient le temps de l’après-Brexit comme un terrain vague sur lequel tout serait à bâtir. Le fond de l’air y est rouge, insurrectionnel, contestataire. Bright Green Field – un titre en forme de vœu pieux – s’impose comme un bloc effiloché, traversé par des orages soniques et des plages d’ambient nerveuse.
Comme les Londoniens de Dry Cleaning, l’écriture semble être inspirée de la technique du cut-up de Burroughs, avec ses sentences, aphorismes et assemblages d’images qui nous paraissent annonciatrices d’un avenir sombre. Comme un recueil de poèmes d’anticipation, ou des lettres postées depuis un futur apocalyptique à la Terry Gilliam et qui nous parviendraient sous la forme d’un document sonore. C’est l’un des points communs reliant Squid et Black Country, New Road : celui d’invoquer la géopolitique d’un monde imaginaire pour mieux nous confronter au réel cataclysmique du temps présent. Quoi que ce soit, de ce soleil froid jaillira quelque chose.

Weezer – Van Weezer
(Atlantic/Warner)

Quand ce Van Weezer a été annoncé en 2019, dans le monde d’avant, l’excitation était restée confinée au périmètre des fans hardcore. Fans dont les espoirs n’avaient pas encore été rincés par des années de disques indignes du talent de Rivers Cuomo, voire indignes tout court. Pourtant, par la grâce d’un report qui a permis à Weezer de sortir entre-temps son OK Human post-pandémique, les attentes ont pu être revues à la hausse. Petit miracle, l’album venait nous rappeler quel magistral trousseur de mélodies Cuomo pouvait être, et montrait qu’il savait habiller ses chansons. D’une toute autre facture, l’ouvertement “gros rock à guitares grasses” Van Weezer se révèle à la fois très meta et très direct. Plus référentiel que jamais, le groupe cite en vrac Van Halen of course mais aussi Europe, The Knack, Huey Lewis, Ozzy Osbourne (Blue Dream) ou les Runaways (All The Good Ones), alors même que le régalant I Need Some of That ou le fantastique Beginning of the End affichent une inspiration mélodique de la même eau que OK Human, mais avec des arrangements qui s’éloignent nettement de sa pop à cordes.

Ici, il s’agit de jouer avec les codes hard et de les tartiner sur une solide power pop typiquement weezerienne pour dire, toujours, des peines de cœur de 2nde B. Cuomo reste l’éternel chantre de l’insatisfaction adolescente : c’en était devenu gênant avec le temps, mais à cinquante ans passés le geste redevient bouleversant. C’est l’adolescence non plus comme âge de la vie, mais comme façon de refuser le monde. Et l’esthétique criarde choisie par ce nouvel album s’avère souvent pertinente pour raconter ces frustrations autant que ces poussées de sève. On se dit que Weezer a bien fait d’en repousser la sortie jusqu’au retour des beaux jours : Van Weezer est un album d’été, cette saison qui chez nous se conjugue au passé, par essence éphémère et propice aux montées hormonales.