Kool Shen : « sur le fil du rasoir »

En France, les légendes du rap se comptent sur les doigts d’une seule main : IAM, Assassin et NTM. Kool Shen en est une ! Avec Joey Star, Bruno Lopes a amené le rap français au firmament avec trois lettres : NTM. « Sur le fil du rasoir » son troisième album solo après cinq ans d’absence est une vraie réussite. Entouré d’une armada de featurings (Lino, Soprano, Lyricson, Jeff le Nerf), Kool Shen a délaissé les cartes de poker (il est devenu joueur professionnel) pour reprendre la plume. Rencontre avec un homme posé mais pas apaisé.

Y a t-il un parallèle entre le rap et le poker ?
Non pas vraiment à part que ce sont mes deux passions. C’est même antinomique car quand on monte sur scène on est là pour exprimer ses sentiments, se dévoiler alors qu’assis à une table de jeu, il faut tout garder à l’intérieur.

Qu’est ce qui a déclenché votre retour dans le monde du rap ?
En 2014, Busta Flex m’appelle que je je fasse une featuring avec Zoxea et Lord Kossity (une grosse partie de mon ancien label IV My People) sur le titre Soldat de son album. Ça faisait cinq ans que je n’avais pas écrit une ligne. La musique était très actuelle et j’ai dû me creuser la tête pour poser correctement. Se retrouver en studio avec d’autres musiciens et se remettre à aligner des textes, tout ça m’a donné envie de réécrire ! Je suis rentré chez moi, j’ai repris une feuille blanche et je me suis lancé ! Au bout de quatre morceaux, j’ai appelé Def Jam (NDR : label de rap) pour leur dire que j’avais de la matière. Et me voilà.

Durant cinq ans, vous n’avez rien écrit. Pourquoi ?
Rien, nada. C’était la première fois de ma vie que ça m’arrivait. Je suis un enfant gâté : j’ai toujours vécu de mes passions depuis que je suis petit. À 5 ans, c’était le ballon et le foot avant que je ne rencontre le hip-hop et que je devienne d’abord breakdancer puis rappeur. Aujourd’hui je suis à fond dans le poker, un autre monde où j’apprends tous les jours. Je suis un peu obsessionnel et monomaniaque.

Que se dit-on, quand on a votre statut de légende dans le rap, avant de sortir un nouvel album forcément très attendu ?
Je ne sais pas si je suis attendu. Ça fait longtemps que je me suis arrêté. Depuis il y a eu une énorme vague de nouveaux rappeurs au son très différent de ce qu’on a pu faire. J’ai toujours fait de la musique très égoïstement, je ne me suis jamais posé la question de l’âge de mon public ou de ce qu’il attendait. Je fais ce que je veux et je me fais plaisir. C’est tout ! Je donne le meilleur de moi même quant au reste… Au poker, quand tu fais une erreur, tu la paies cash. Dans la musique, si tu donnes ton meilleur c’est déjà bien.

Avant d’entrer en studio, vous vous posez la question de privilégier la forme au fond, de travailler avec les jeunes producteurs en vue ?…
Oui, j’ai eu envie de bosser avec les meilleurs, non, je n’ai pas eu envie de me trahir, oui, j’ai un statut à part dans le milieu, non je n’ai pas envie de me répéter mais j’ai surtout l’impression de travailler sur des thèmes récurrents, album après album. Si on prend par exemple le titre Edgar, de quoi ça parle ? D’un fait divers autour de l’indifférence et de la pauvreté. Ça rappelle J’appuie sur la gâchette mais avec un autre angle. Si le monde allait mieux, j’écrirais autre chose, mais on est encore sur le fil du rasoir. Même nos gouvernants ne savent pas quoi faire, sachant qu’ils sont aussi gouvernés par d’autres. Si le fond est important, la forme aussi. Je voulais avoir un son actuel, avec des BPM plus lents. Il a fallu que j’adapte mon flow. Ça, c’est intéressant mais ce n’est même pas me mettre en danger. Si je ne vais pas de l’avant alors je m’emmerde. Pourquoi réécrire Qu’est ce qu’on attend pour foutre le feu ?

Plusieurs fois dans l’album vous évoquez votre âge, 50 ans. Comment vit-on cette période ?
Je me suis posé cette question lors de la sortie de mon premier album « Dernier round », à l’âge de 38 ans. Je me disais que ce serait le premier et dernier album solo, car je pensais que l’âge allait de pair avec la crédibilité dans le rap qui s’adresse surtout aux jeunes. Aujourd’hui le rap devient ce qu’a été le rock : une musique de jeunes dans les années 1950 et 1960, et qui vieillit. Le rap, considéré comme une musique de révolte, a été souvent accolée à la jeunesse. Mais maintenant, ce n’est plus vrai : on n’entend plus beaucoup de titres de révoltes dans le rap. Il faut dire aussi que c’est une question de diffuseur : si tu envoies de la révolte, tu n’es joué nulle part.

Quel est votre regard sur la scène actuelle rap ?
C’est difficile de généraliser : je les trouve plus doué que nous musicalement grâce au background que nous n’avions pas avec NTM, car la scène était alors en train de voir le jour. Maintenant, j’ai souvent du mal à écouter un album en entier car c’est le fond qui va manquer. On ne peut pas par exemple classer Maître Gims dans le rap : c’est un chanteur, capable d’aligner des hits. Nekfeu, c’est autre chose, il est passé sur de grosses radios, ce qui lui permet d’atteindre de gros chiffres de vente. Maintenant, moi je suis à l’extérieur de tout cela. Faisons les choses bien, chacun dans son monde et ça ira. Cela dit je n’ai aucun problème avec l’entertainment : j’ai chanté Ma Ben’z et que le premier artiste que j’ai signé sur mon label, c’est Busta Flex, un mec qui groove à mort. Quand tu joues un de ces morceaux en club, ça déchire tout ! La forme est indissociable du fond, je vous dis !

Propos recueillis par Willy Richert

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