Les 5 albums du mois de février

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois de février 2022 – avec Animal Collective, Keren Ann & Quatuor Debussy, Jacques, Metronomy et Mitski – c’est tout de suite !

Animal Collective – Time Skiffs
(Domino/Sony Music)

Quelle porte faut-il pousser pour entrer dans la discographie d’Animal Collective quand on est un néophyte ? Quels album, chanson, EP ou pas de côté en solitaire d’un des membres de la formation de Baltimore faudrait-il mettre dans les esgourdes d’une jeunesse en quête de sens, sans la dérouter complètement, mais suffisamment quand même pour que celle-ci prenne la mesure de l’influence et du travail d’exploration accompli par le quartet depuis ses balbutiements à l’orée des années 2000 ? Pour des raisons diverses, on aurait tendance ici à suggérer de commencer par la fin, c’est-à-dire avec Time Skiffs, onzième LP de la bande à Panda Bear et Avey Tare. D’abord parce qu’il s’agit sans doute là de leur album le plus immédiatement pop et le moins sujet à des questionnements conceptuels, contrairement à Painting With (2016) et son approche post-dada déroutante (mais délicieusement galvanisante, une fois bien acclimaté·e), pour se situer davantage sur le terrain du charnel. À ce titre, Time Skiffs viendrait boucler une trilogie idéale, entamée avec Strawberry Jam (2007) et poursuivie avec Merriweather Post Pavilion (2009), deux balises essentielles dans l’histoire récente de l’indie pop.

Primesautier, l’album s’ouvre sur une chasse au dragon de jeu vidéo mirifique sur fond de lâcher de montgolfières colorées dans un ciel bleu pixélisé, faisant de ce Dragon Slayer une mini-épopée à l’embouchure d’un disque polyphonique et ludique, qui se jette par la suite – et tout au long des neuf morceaux qui le constituent – dans un océan carillonnant de motifs enlacés, d’échos, de dialogues et de trouvailles mélodiques tous azimuts. À l’instar de l’immense Prester John et de ses arpèges de vielle à roue, construit sur une boucle harmonieuse de chœurs que ni Grizzly Bear ni Fleet Foxes n’auraient reniée, ou encore du road trip Cherokee, sorte d’épilogue au morceau d’ouverture, tenant autant de la transcription du rêve d’un·e iconoclaste à la dérive dans un univers élastique que de l’invitation à voir le monde d’en haut, façon fable acide où l’on croise, notamment, Tom Hanks.

Longtemps estampillé Beach Boys du XXIe siècle, Animal Collective sort peut-être ici son Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Et comme les Beatles, Animal Collective sait terminer un album avec grâce. Exemple encore ici avec Royal and Desire et ses couplets qui dégringolent jusqu’à l’affaissement. Et ces confessions éclairantes de Deakin : “Song shuts my eyes/Reminds me of my fight/To know the way/The way to love like a child/To always see what he chases/But it never holds how how how how ?” Time Skiffs s’est donc construit quelque part par là, entre le surgissement de l’idéal insouciant d’un gosse et le moment de l’évaporation de cet idéal dans la mémoire collective. Comme un memento mori inversé, en somme.

Keren Ann & Quatuor Debussy – Keren Ann & Quatuor Debussy
(Naïve/Believe)

Elle a tant chanté le temps qui passe que celui-ci semble avoir épargné sa voix, plus belle que jamais. Ça fait pourtant plus de vingt ans que Keren Ann distille ses chansons sensibles et construit un univers à la poésie fragile, ce qui le rend d’autant plus bouleversant. Ces deux décennies écoulées, elle ne les fêtera pas avec une compilation bêta. À la place, elle propose une visite bien plus audacieuse et lumineuse de son répertoire, de La Biographie de Luka Philipsen (2000) à Bleue (2019) avec, comme guide, le Quatuor Debussy, croisé une première fois en 2017 pour un concert donné dans une chapelle lyonnaise, qui est devenu un parfait compagnon de voyage.

Saisi en studio en deux jours, tout début 2021, cet album immortalise cette rencontre harmonieuse. Avec les musiciens lyonnais, Keren Ann, guitare en main, entonne L’Illusionniste ou Jardin d’hiver comme si c’était la première fois, mais avec l’assurance d’une interprète au sommet de son expressivité. Intenses et renversants, les arrangements de cordes, écrits pour certains par les New-Yorkais Gabriel Kahane et Maxim Moston, apportent plus de profondeur à la mélancolie naturelle de Que n’ai-je ? ou Les Jours heureux ou de magie à Lay Your Head Down et Strange Weather.

Jacques – L’Importance du vide
(Recherche & Développement/Bigwax)

Tout est magnifique, chantait Jacques, en 2015, à partir de bruits du quotidien, un manifeste sonore enchaîné l’année suivante à un premier tube radiophonique, précisément intitulé Dans la radio. À 25 ans, le Strasbourgeois Jacques, fils du chanteur Étienne Auberger, se fit aussitôt un prénom, et pas seulement pour sa tonsure reconnaissable à des kilomètres. Après avoir perdu tout son matériel lors d’un cambriolage de son studio le jour de son anniversaire en décembre 2017 et être parti vivre pendant trois ans au Maroc, aux côtés de sa dulcinée Aja (l’ex-chanteuse de La Femme) et entouré de chèvres et d’arganiers, Jacques est revenu avant l’été avec un single disponible en NFT.

Intitulé simplement Vous, ce titre à la fois altruiste et inclusif narre assez bien la complexité des relations humaines entre l’artiste et son public, avec ce sens de l’autodérision qui le caractérise. “Quand on me demande ce que je fais dans la vie/Je me le demande aussi”, s’interroge-t-il aussi sur Avec les mots, performant une façon singulière de rêvasser au grand air. À l’écoute de ce tube évident et d’autres chansons immédiatement entêtantes (Arrivera, Ça se voit, La Vie de tous les jours), on pense souvent à l’ex-Oui Oui Étienne Charry, remarquant leur appétence commune pour une pop dadaïste, aérienne et souvent imparable. Jacques a dit L’Importance du vide, et on s’y laisse happer sans coup férir.

Metronomy – Small World
(Because Music)

Après avoir réédité l’an passé The English Riviera (à la fois l’album le plus populaire de Metronomy et un indémodable classique pop moderne des années 2010) et publié un EP collaboratif avec des nouvelles voix britanniques (Posse EP Volume 1, interprété avec Pinty, Biig Piig, Spill Tab, Sorry, Brian Nasty et Folly Group), le boulimique Joseph Mount revient déjà avec un septième LP, successeur de Metronomy Forever (2019), qui aura finalement moins résisté aux trois années écoulées que la promesse de son titre définitif ne le laissait supposer. Avec un premier extrait cheesy en diable, It’s Good to Be Back, ce disque ne s’annonçait pas forcément sous les meilleurs auspices alors que Metronomy a toujours accumulé les singles addictifs depuis Radio Ladio il y a treize ans. Après une touchante ouverture (Life and Death), l’affaire s’emballe dès Things Will Be Mine, irrésistible pop song de 3″30 qui s’insinue immédiatement dans la tête, témoignant de l’optimisme de son auteur vivant paisiblement en famille dans le Kent depuis plusieurs années, après une longue expérience parisienne.

Composés pendant la pandémie dans la campagne anglaise (à l’instar de la pochette champêtre de Small World, réalisée par le père de Joseph d’après une photo prise dans les années 1990 par la mère dans leur jardin familial), ces neuf morceaux oscillent entre ballades méditatives (Loneliness on the Run, I Lost My Mind) et ritournelles solaires (Love Factory, Right on Time), toujours coproduites avec Ash Workman, l’architecte du son de Metronomy depuis The English Riviera et l’alter ego de Joseph Mount depuis une décennie. Euphorisant, bon enfant et volontiers primesautier, Small World est aussi et même avant tout l’album d’un homme amoureux et père de famille rasséréné, qui soufflera ses quarante bougies en 2022.

C’est aux côtés de Dana Margolin, la chanteuse du groupe Porridge Radio, que Joseph Mount signe sans doute le plus gros tube potentiel de l’album (Hold Me Tonight). Ne craignant pas la formulation de “l’album plus mature” qu’à l’accoutumée (surtout en comparaison de l’antépénultième et espiègle Summer 08), le leader de Metronomy le referme de la plus belle des manières, avec une valse autobiographique, I Have Seen Enough, narrant son appétence pour les films d’horreur. “Le prochain album de Metronomy sera taillé pour le live”, avançait Ash Workman l’an dernier. Réponse avec la tournée printanière de Small World dans l’Hexagone.

Mitski – Laurel Hell
(Dead Oceans/PIAS)

“Maman, suis-je encore jeune ?”, se demandait déjà Mitski à 22 ans. C’était il y a près de dix années, en conclusion de Class of 2013, premier moment décisif de l’une des discographies les plus nécessaires de l’époque. Car la suite de sa vingtaine, la musicienne nippo-américaine l’aura passée à consigner sans pudeur la misère et la violence du passage à l’âge adulte. Son sixième album poursuit cette quête identitaire mais en adoucit le chemin. En cela, Laurel Hell est a priori le disque le moins physiquement impératif de la New-Yorkaise. À trente ans passés, Mitski ne chante plus avec cette urgence typique de la fin de l’adolescence, interprétant chaque phrase comme si c’était la dernière.
Parolière virtuose, la meilleure de sa génération, elle continue d’écrire des chansons d’amour en trompe-l’œil. Ce n’est jamais autant les relations entre humains qui l’intéressent que leur impact, souvent néfaste, sur la vie. Ouvrant sa porte aux enfers qui ont inspiré le titre du disque, Mitski semble enfin en mesure de faire la paix avec sa part d’ombre. Traversé d’un bout à l’autre par la folle ambition de transcender la très éculée synthpop eighties, Laurel Hell est rempli de mélodies retorses et d’arrangements grandioses, tantôt pour insuffler la vie à des mélodies futiles (The Only Heartbreaker), tantôt pour saboter scrupuleusement des moments de bravoure (Thee’s Nothing Left For You). Bizarre et réjouissant.