Les 5 albums du mois de janvier

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois de janvier 2022 – avec Bonobo, Cat Power, Eels, Miles Kane et The Weeknd – c’est tout de suite !

Bonobo – Fragments
(Ninja Tune/PIAS)

Première vérité : il existe un style Bonobo, reconnaissable entre mille, sans que ce dernier ne décline inlassablement une même formule par goût du confort, par crainte de l’inconnu – à l’exception de The North Borders (2013), un disque prévisible où l’Anglais lassait à force d’autocitations. Deuxième vérité : Simon Green est un homme aux nombreuses vies, attaché à ses racines (l’Angleterre, le label Ninja Tune), mais constamment attiré par d’autres horizons (Brooklyn, la Californie), de nouvelles esthétiques (electronica, downtempo, trip hop, hip-hop) et de nouveaux partenaires de jeux. C’est ainsi qu’est né Fragments, pensé chez lui et enregistré aux côtés de quelques amoureux de la mélodie (Jamila Woods, Joji, Kadhja Bonet, Jordan Rakei), autour de synthés modulaires, d’une harpe et d’un Fender Rhodes.Nul besoin d’en savoir davantage, ni de connaître toutes les subtilités permises par ces instruments : il suffit de se laisser porter par ces chansons brillantes et par les fantasmes qu’elles suggèrent. De Polyghost à Day by Day, ces 12 morceaux s’entendent comme de petites symphonies voyageuses, en cavale, orchestrées sans être maniérées, donnant envie de s’évader loin de ces villes abandonnées au capitalisme le plus sauvage. Elles soulignent également à quel point Bonobo sait parfaitement adapter son goût des arrangements sophistiqués à la musique de club. Ainsi de Shadows, où Bonobo, comme à son habitude, utilise la voix d’un songwriter pour distiller un discours universel, foncièrement pop. Ainsi d’Otomo, où il se donne le temps d’enchevêtrer les boucles, où l’on comprend que, même si Fragments a été composé essentiellement à domicile, derrière un écran, les mélodies n’en restent pas moins organiques et humaines, attirées par ces paysages face auxquels les âmes en perdition viennent se ressourcer. Ainsi de Rosewood et Closer, sorte de dance music hédoniste rappelant l’amour de l’Anglais pour “ces foules de danseurs se connectant les uns aux autres”. Troisième vérité : Bonobo a trouvé la formule magique pour mettre des émotions, du sens, et de la sensibilité dans des mélopées qui rendent le monde meilleur.

Cat Power – Covers
(Domino/Sony Music)

Jamais deux sans trois. Après The Covers Record (2000) et Jukebox (2008), Cat Power triple la mise avec le simplement nommé Covers, qui paraîtra dans la première quinzaine de 2022, quatre ans après le splendide Wanderer, où elle réinterprétait Stay de Rihanna et duettisait avec Lana Del Rey sur un single frissonnant, Woman. White Mustang de Lana Del Rey figure d’ailleurs au générique des onze reprises choisies par Chan Marshall, dont on connaît l’appétence pour les covers depuis ses débuts discographiques en 1995 – elle reprenait déjà Tom Waits et This Kind of Punishment (groupe néo-zélandais du cultissime label Flying Nun) dès son premier album Dear Sir.
Appartenant à cette lignée d’artistes (de Sade à Françoise Hardy, de Lloyd Cole à Murat) qu’on écouterait les yeux fermés nous réciter le Bottin, Cat Power envisage l’exercice de la cover comme une seconde peau ; Parmi les chansons des autres qui ont participé à la genèse de Covers, Bad Religion de Frank Ocean tient précisément une place de choix, étant à la fois le premier single extrait et le morceau d’ouverture du disque. La réinterprétation de Cat Power transfigure l’original dans une version où le piano lancinant et la section rythmique jouent à cache-cache avec sa voix toujours aussi agile et reconnaissable entre mille. Au diapason, Chan Marshall s’en va dénicher un titre de Dead Man’s Bones, le groupe de l’acteur Ryan Gosling, qu’elle s’approprie totalement : Pa Pa Power semble même échappé d’un de ses propres albums, et démontre au passage sa mélomanie.

Piochant aussi bien dans le répertoire des Irlandais The Pogues (A Pair of Brown Eyes, single tubesque de 1985 métamorphosé en ballade vespérale) que de ses compatriotes Bob Seger (Against the Wind, dont elle livre une version ébouriffante), Iggy Pop (Endless Sea), Jackson Browne (These Days, dans une palette vocale stupéfiante), Kitty Wells (It Wasn’t God Who Made Honky Tonk Angels) ou The Replacements (Here Comes a Regular), Chan Marshall passe sans coup férir d’un univers à l’autre. En ultime titre, Cat Power s’empare de la plus belle des manières du standard I’ll Be Seeing You de Billie Holiday en souvenir du génie Philippe Zdar, mort accidentellement en juin 2019, qui avait mixé son neuvième album Sun (2012). Au-delà du rôle de composition, Cat Power sidère encore une fois par sa force d’incarnation.

EelsExtreme Witchcraft
(E Works/PIAS)

A l’automne 2020, au moment de dévoiler les chansons pop de son précédent album, Earth to Dora, Mark Oliver Everett les espérait “apaisantes” alors que le monde entier était pris de stupeur. Aujourd’hui, le leader d’Eels semble avoir mis de côté la perspective que sa musique puisse adoucir les mœurs. Ou alors il a retrouvé la voie la plus courte pour exorciser ses démons. Extreme Witchcraft marque en effet le retour à un songwriting tranchant et aux brûlots électriques (Good Night on Earth, le pétaradant Steam Engine ou The Magic). Porté par ses guitares saturées et sa rythmique alerte (quasi du Diddley beat), Better Living Through Desperation a tout du manifeste – “mieux vivre grâce au désespoir”, pas moins – et résume l’état d’esprit combatif d’Everett.

Est-ce que John Parish, producteur et guitariste de PJ Harvey, qui recroise le chemin de l’Américain pour la première fois depuis Souljacker (2001), a pu jouer un rôle déterminant dans ce retour de flammes ? Peut-être – le chanteur qualifie l’Anglais de “savant fou” et affirme qu’avec lui “vous obtenez des choses que personne d’autre n’obtient”. Plus sûrement, Everett a su transformer sa colère face au chaos en une douzaine de morceaux enlevés, des véhicules cathartiques qui foncent pied au plancher. Entre deux éclats de rage (What It Isn’t et I Know You’re Right), il place avec Learning While I Lose l’une de ces mélodies poignantes dont il a le secret.

Miles Kane – Change the Show
(BMG)

Révélé par son groupe de jeunesse, le trio The Rascals dont il était le chanteur, guitariste et songwriter, Miles Kane suit depuis ses débuts une route cohérente, semée d’échos de ses héros des années 1960 et 1970, de mélodies solides et de sourires radieux. Car contrairement à tant d’autres artistes qui aiment afficher un sérieux blasé, l’ex-gamin gouailleur de Liverpool, aujourd’hui âgé de 35 ans, n’a jamais dissimulé l’immense plaisir qu’il prend dans son métier, sur ses albums solo ou au sein de The Last Shadow Puppets. De ce duo, qu’il a cofondé avec son ami Alex Turner d’Arctic Monkeys et qui lui a valu les sommets les plus époustouflants de sa carrière, il serait injuste de ne voir en lui qu’un membre subalterne comme ses échappées en solitaire nous le démontrent régulièrement.

En attendant le retour du tandem, Miles Kane, valeur sûre du rock anglais à lui tout seul, revient avec un quatrième album solo qui regarde dans le rétro : Motown, soul, rhythm’n’blues, ou encore pop vintage cohabitent joyeusement sur Change the Show. La plupart de ces onze chansons ont été créées pendant une période d’introspection liée aux confinements successifs, mais le résultat ne se laisse pas abattre, à grand renfort de chœurs féminins chaleureux (notamment Corinne Bailey Rae), de cuivres flamboyants, de pianos classieux, d’arrangements soigneusement orchestrés et de refrains accrocheurs. Don’t Let It Get You Down (“ne te laisse pas déprimer”, en VF), conseille l’un de ces morceaux lumineux : on suivra cette recommandation en écoutant ces vitamines audio, parfaites pour affronter l’hiver.

The Weeknd – Dawn FM
(Island Def Jam/Universal)

Introduit par nul autre que Jim Carrey, Dawn FM ouvre un nouveau chapitre de la carrière d’Abel Tesfaye, près de deux ans après le succès démesuré du scorsesien After Hours. En débauchant Jim Carrey, acteur métamorphe en puissance et adepte du simulacre et de la mise en abyme, The Weeknd livre la première note d’intention de Dawn FM. Pour mettre en son cette émission de radio fictive, il devra muter à de multiples reprises et se jouer de son canevas pop référentiel dans un grand fatras méta-musical – jusqu’à interpréter lui-même les jingles de la station 103.5 Dawn FM. Dans cet exercice périlleux pour une popstar de sa trempe, Abel Tesfaye s’est trouvé un camarade de jeu idéal : Daniel Lopatin, alias Oneohtrix Point Never, notamment compositeur de la bande originale d’Uncut Gems dans lequel The Weeknd a fait ses premiers pas d’acteur, producteur de l’un des tout meilleurs morceaux d‘After Hours, Scared to Live, et directeur musical du show clinquant du Canadien lors de la mi-temps du Super Bowl l’année dernière. Partageant la même fascination pour la musique pop et le médium radiophonique, Tesfaye et Lopatin troussent avec un Dawn FM un disque éhontément pop qui contient pourtant quelques-uns des moments les plus aventureux de la discographie de The Weeknd depuis la parution de son inaugural Trilogy il y a dix ans.

À la manière d’un Random Access Memories de poche, The Weeknd emboîte le pas à Daft Punk – avec qui il a collaboré sur Starboy avec le succès qu’on lui connaît –, en convoquant à la fois ses héros comme Quincy Jones ou Lil Wayne, et ses contemporains Tyler, The Creator ou même les fossoyeurs de la pop Calvin Harris et Swedish House Mafia. Pourtant, malgré une cohérence un poil monolithique et malvenue compte tenu de la promesse du disque, Dawn FM parvient à captiver par une sorte d’étrangeté, un grain de sable dans la machinerie ronflante et pompière d’After Hours. Une bulle dans laquelle le single Take My Breath, parodie de Moroder, semble trouver tout son sens, où The Weeknd peut abandonner son falsetto distinctif – et parfois irritant – dès le second morceau, enchaîner coup sur coup deux ballades r’n’b sublimes et inattendues dans son sombre univers (Out Of Time, Here We Go… Again), laisser Oneohtrix Point Never s’amuser avec un interlude publicitaire (Every Angel is Terrifying), name-dropper R.E.M. ou se fendre d’un morceau qui tient autant du fétichisme de Chromatics que de la BO de L’Histoire sans fin (Less Than Zero). En parasitant le disque à la manière d’une fréquence radio qu’on aurait du mal à capter, l’architecte Daniel Lopatin pourrait bien être le remède au boursouflement qui guettait la pop de The Weeknd, substituant au charme du papier glacé la beauté des interférences.