Les 5 albums du mois de novembre 2022

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois de novembre 2022 – avec Phoenix, Eggs, Nadine Khouri, La Femme, Ezra Collective – c’est tout de suite !

 

Phoenix – Alpha Zulu (Loyauté/Glassnote/ A+LSO/Sony Music)

“Thomas, Deck, Branco et Christian sont attachés au système séculaire de dix titres par album, à l’instar de la pièce de théâtre en trois actes. L’album parfait a été inventé par les deux faces d’un vinyle. Leur maniaquerie est tellement française, mais ils subliment ce caractère, en s’accrochant à des références démentes”, nous confiait Philippe Zdar avant la sortie de Wolfgang Amadeus Phoenix (2009), le disque du basculement national et du couronnement international pour Phoenix et son producteur aux Grammy Awards. Avec ou sans le succès (tardif), le quatuor versaillais n’a jamais varié d’un iota dans sa mélomanie ni dans ses principes d’union fraternelle, de secret de fabrication – Phoenix en studio, c’est Fort Knox. Car avant de devenir le “meilleur-groupe-français-du-monde”, Phoenix avait déjà conçu son premier album, United (2000), comme un feu d’artifice, rassemblant toutes ses obsessions musicales (des Beach Boys à Teenage Fanclub, de Lou Reed à Urge Overkill), tous ses rêves sonores, tous ses fantasmes de production (Funky Squaredance, audacieux morceau en trois parties devenu incontournable en concert).
Sans le regretté génie Philippe Zdar, leur frère de son qui, de près ou de loin, était présent sur tous les disques du groupe depuis vingt ans, Thomas Mars, Laurent Brancowitz, Christian Mazzalai et Deck D’Arcy ont dû se réinventer, doublement même, au vu du contexte pandémique que l’on sait – pour d’évidentes contraintes sanitaires, Thomas était bloqué outre-Atlantique pendant que ses comparses travaillaient dans leur studio aménagé d’un musée des Arts décoratifs désert. Au point d’enregistrer leur tout premier morceau à distance, le merveilleux Winter Solstice – ainsi que le duo Tonight avec Ezra Koenig de Vampire Weekend. Et si ce nouvel album s’est finalement dévoilé par la fin (Identical, enregistré pour la BO du film On the Rocks de Sofia Coppola, sorti en 2020), il s’est matérialisé avant l’été avec la sortie de l’étincelant single Alpha Zulu, coïncidant avec le retour scénique de Phoenix en France et en Espagne. “On choisit les morceaux portés par l’exaltation”, nous confessaient en chœur les quatre inséparables, dans une interview publiée dans nos pages le mois dernier, avant de s’envoler pour une nouvelle tournée américaine.
“They are always different, they are always the same” (“ils sont toujours différents, ils sont toujours les mêmes”), résumait John Peel à propos de The Fall. Et c’est exactement le même sentiment que l’on ressent à l’écoute des dix titres d’Alpha Zulu, avec l’impression de les connaître déjà par cœur tellement leur évidence mélodique, doublée d’une familiarité vocale, tombe sous le sens. On pourrait d’ailleurs mettre au défi l’oreille la plus retorse, sourcilleuse voire réfractaire (on en connaît encore en 2022 !) de ne pas succomber d’emblée à After Midnight, Artefact et The Only One, imparable brelan d’as qui contient tout l’ADN de Phoenix. “How can I be the only one?”, interroge Thomas Mars sur ce dernier tube atomique. La réponse est dans la question.

Eggs – A Glitter Year (Howlin’ Banana Records & Safe in the Rain/Modulor)

La rencontre s’est faite un soir de Fête de la musique, l’un de ceux dont on n’attend rien. Pourtant, ce 21 juin 2019, à La Pointe Lafayette, bar coincé entre le métro aérien parisien et le bout du canal Saint-Martin, deux générations communient gaiement dans la musique et les effluves d’alcool. Les anciens amateurs d’indie rêvant soudainement de renouveau devant une bande d’enfants de la pop transpirants. EggS, groupe formé courant 2018, surprend par la puissance de ses mélodies, alternant entre saturation et ligne claire, énergie postpunk et élégance pop, sous le souffle de quelques séduisants claviers asthmatiques. Ce soir-là, nous n’étions plus sur les rives de la Seine mais sur celles du fleuve de la Mersey en Angleterre ou à Dunedin, ville à la beauté inquiétante et mélancolique qui a enfanté d’une scène musicale néozélandaise d’exception.
Retour en 2022. Il aura fallu patienter pour découvrir ce premier album, entre un 45 tours paru il y a trois ans (A Certain Smile), puis deux autres en 2020, Life During Wartime et An Unexpected Christmas Gift, qui ne nous livraient qu’une poignée de morceaux pour calmer notre faim. Cette longue maturation semble avoir nourri la complexité et l’élégance des compositions : le son est plus ample, les arrangements plus travaillés. Le septuor parisien, lancé par Charles Daneau, compte désormais Camille Fréchou et Margaux Bouchaudon du groupe En Attendant Ana (chant et saxophone) dans ses rangs. A Glitter Year séduit immédiatement par sa sincérité, sans nul besoin d’effet de manchettes (à sequins). Ces titres étincelants convoquent les plus beaux souvenirs des romantiques cabossés de The Clean, The Verlaines, Television Personalities, The Feelies, The Field Mice, Felt ou Guided by Voices… ll serait pourtant injuste de n’y voir qu’un groupe figé dans le passé, ânonnant les citations indie pop savantes pour doux nostalgiques. À l’instar de leurs cousins australiens de The Goon Sax, Eggs garde un sens aigu de la mélodie et une identité forte qui réussit le mariage entre jangle pop, garage et noise (mention spéciale au saxophone nerveux sur Crocodile Tears ou Still Life). Signant la naissance d’un grand groupe pop hexagonal, A Glitter Year, nous raconte une fois de plus le spleen sous les paillettes. Jubilatoire.

Nadine Khouri – Another Life (Talitres/L’Autre Distribution)

Il brillait, sur le premier album de Nadine Khouri (The Salted Air, 2017) une étoile brisée, Broken Star, l’un des singles du disque. La lumière, plus tamisée encore, qui nimbe son successeur Another Life est elle aussi cassée : c’est The Broken Light, cette lueur qui “sait tout de la défaite”, nous dit l’un des plus beaux titres de cette nouvelle collection de chansons nocturnes. C’est aussi le clair d’une lune basse fidélité, une Lo-Fi Moon où dans le texte il est question d’une “radio fantôme”. La radio de Nadine Khouri émet enlacée de chœurs subtils et de saxophones spectraux, mise en son par un John Parish qui installe d’abord une sensualité Mazzy Star dépouillée à laquelle s’ajoute par touches discrètes des beats synthétiques parcimonieux (l’entêtant Keep on Pushing These Walls), ou ce clavier enfantin qui boitille au long du minimal Briefly Here.
De la délicatesse surgissent aussi des tubes potentiels comme ce Vertigo qui lointainement fraye avec la sensualité du Wicked Game de Chris Isaak. Déracinée (elle a fui enfant son Liban natal), Nadine Khouri chante sur ses arrangements parfaits des histoires hantées, des aspirations, des respirations où les silences aussi en disent long. Another Life est un album qui vibre par douces vagues, amples, épurées mais à la puissance très sûre. Sur le magnifique avant-dernier morceau, elle s’interroge sur ce que pourrait chanter l’oiseau en cage. À n’en pas douter, Nadine Khouri a quant à elle trouvé une voix de liberté.

La Femme – Teatro Lúcido (Disque Pointu/Idol/PIAS)

Après une tournée estivale triomphale, La Femme propose sur son quatrième album un trip sonore entièrement chanté dans la langue de Rosalía, “avec l’aide de Google Translate”, d’après Sacha Got. Aucune routine ni automatisme chez ces anticonformistes qui n’en finissent pas de nous surprendre. Les fans les plus attentif·ives auront tout de même perçu un avant-goût de ce nouveau chapitre discographique sur l’époustouflant Paradigmes (2021), qui comportait déjà une chanson contemplative en espagnol (Le Jardin).
Sur Teatro Lúcido, Sacha Got et Marlon Magnée continuent cet hommage aux cultures hispaniques en puisant leur inspiration dans leurs innombrables vadrouilles au Mexique et en Espagne, comme sur Sácatela, single exotique dévoilé en plein été caliente. Ils ont fait appel à de nombreuses voix féminines hispanophones pour interpréter la majeure partie des paroles. Les voix des deux coleaders apparaissent sur une poignée de chansons, avec leur accent français prononcé. “Comme d’habitude, ce n’était pas très réfléchi, explique Sacha, mais c’est marrant aussi. On entend notre accent, comme en anglais. On chante moins que sur d’autres albums.” Marlon poursuit : “On n’aime pas faire comme tout le monde. C’est important pour nous de changer la donne.”
À rebours des modes mais reconnaissant envers ses idoles (pop yéyé, rock psyché, electro vintage…), le tandem explore des styles bigarrés (reggaeton, paso-doble, movida…), avec des instruments du cru (castagnettes, guitare classique, cuivres…) tout en évitant le simple exercice de style. Entre mélancolie froissée (Tren de la vida, Y tú te vas) et joyeuse pagaille (Maialen, El Conde-Duque), entre classicisme élégant et recoins interlopes, la patte La Femme est indéniablement présente tout au long de ces treize morceaux, signe que cette formation à géométrie variable s’est néanmoins forgé une identité forte.
Allergiques à la page blanche et au sur-place, les deux têtes pensantes de La Femme présentent ici le premier volume d’une série d’albums thématiques intitulée Collection odyssée, dont Marlon nous livre quelques secrets. “On a déjà commencé à écrire la suite : le volet aquatique avec de la musique drone et méditative, le volet hawaïen…” On se réjouit d’avance en imaginant ce que prépare La Femme, qui court vers l’aventure au galop.

Ezra Collective
Where I’m Meant to Be
(Partisan Records/PIAS)
“La vie continue” : cette expression ne donne pas simplement son titre à l’introduction de Where I’m Meant to Be. C’est aussi un mantra répété à l’envi par Ezra Collective suite à l’annonce du premier confinement. Plombés par une pandémie qui a contraint le quintette à “entrer dans une phase de transition” après avoir excité les foules avec You Can’t Steel My Joy (2019), les Britanniques ont dû repenser leur projet, mettre de côté des dates de concert fondatrices, sacrifier des collaborations. De cette remise en cause, ils disent avoir trouvé la paix intérieure, s’être débarrassés de toute fausseté et reviennent désormais à l’élémentaire, envisageant chacune de leur nouvelle composition comme une “célébration de la vie”. Ou plutôt, sont-ce des hymnes à la joie, un mélange excentrique et pourtant mesuré de jazz, de salsa, de hip-hop et de sonorités d’Afrique noire.
Leur musique est ainsi, plus portée sur l’urgence et le métissage que sur la lente construction d’ambiances complexes. Fans de Pharoah Sanders, Fela Kuti, Burna Boy ou encore Gorillaz, avec qui le batteur Femi Koleoso fricote en studio, ils ajoutent vitesse et folie à cette musique déjà particulièrement intense. C’est là leur principal point commun avec d’autres têtes chercheuses de la scène londonienne actuelle. C’est aussi ce qui constitue leur singularité : contrairement à The Comet Is Coming, Yussef Kamaal ou Sons of Kemet, pourtant pas les derniers lorsqu’il s’agit de mépriser les traditions, Ezra Collective ne vire jamais dans l’expérimentation pure, ni l’exploration pointue de courants sonores inexplorés.
*À l’écoute de Welcome to My World ou Never the Same Again, les cinq comparses préfèrent visiblement incarner une certaine idée du savoir-faire pop anglo-saxon, à la fois endémique et ouvert sur le monde, cérébral et physique, un pied dans le labo (ici, une chambre chaleureuse, symbolisée par la cover), l’autre sur la scène. Dans cette logique d’équilibre, chaque influence vient ainsi apporter une ampleur assez folle à ce qui pourrait être du jazz, mais se retrouve être à l’arrivée une épique cavalcade d’instruments, de jouissives jam sessions qui parlent aux hanches avec une familiarité insolente. Ça sent la liberté, l’hédonisme, le vivre-ensemble.