Les 5 albums du mois d’août

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois d’août– avec Liars, Jungle, Villagers, Chrissie Hynde et Yann Tiersen – c’est tout de suite !

Liars – The Apple Drop
(Mute/PIAS)

Fondé à New York en 2000, à l’aube d’une déferlante néorock mondiale, Liars a toujours nagé à contre-courant. Mené par le géant australien Angus Andrew, le groupe à géométrie variable n’a tutoyé la tradition post-punk de Manhattan que le temps d’un album : l’incroyable They Threw Us All in a Trench and Stuck a Monument on Top (2001). En neuf sorties, il a exploré des territoires sonores inédits entre rock, new-wave et electronica, réussissant à chaque fois l’exploit de se réinventer en proposant une musique savante mais jamais abstraite.

Recentré depuis TFCF (2017) autour du seul Angus Andrew, Liars revient en 2021 avec un disque qui marque le début d’une nouvelle ère. Empreint d’une certaine quête de classicisme, The Apple Drop conserve la même signature entre musique électronique et sonorités organiques. Mais ici les secousses noise et la techno dada laissent place à une production puissante et un songwriting léché, où s’expriment pleinement les talents vocaux de l’Australien. Ainsi, dès l’introductif The Start, Liars évoque le crépusculaire Blackstar de David Bowie. Sekwar et son spoken word habité titillent les climats d’un Kid A embaumé par Nick Cave, quand le cinématographique Star Search semble piétiner les plates-bandes de Trent Reznor et Atticus Ross. My Pulse to Ponder est une jolie madeleine de Proust envoyée à tous les nostalgiques de Mr. Your on Fire Mr. et prouve qu’Andrew est parfaitement conscient de l’endroit particulier où se trouve actuellement sa carrière, vingt ans après ses débuts. Avec ce dixième album, le musicien s’offre une porte de sortie idéale en se montrant capable de conquérir un public habitué à un rock racé et sombre tout en ne se coupant pas de l’avant-garde qu’il a dominée pendant toutes ces années. Le surréaliste et légèrement déviant New Planets New Undoings, en titre conclusif, prouve que la folie psychédélique de Liars a encore de beaux jours devant elle. Tant mieux pour nous.

Jungle – Loving in Stereo
(Caiola Records/AWAL)

Par le passé, Josh Lloyd-Watson et Tom McFarland flirtaient sans limite avec la néosoul, empruntaient leur suavité à une sorte de croisement entre The Polyphonic Spree et Stevie Wonder, et trouvaient dans le sample une source d’inspiration qui faisait tout le charme de For Ever, leur deuxième album. Entre-temps, les Londoniens semblent s’être plongés dans le disco, et toute cette extravagance, cette science du groove arrondi et des mélodies clinquantes, n’est visiblement pas tombée dans l’oreille interne de deux sourds : les quatorze titres réunis sur Loving in Stereo portent le joug joyeux de cette époque révolue, mélange d’orchestrations gracieuses et de rythmiques électroniques, de maniaquerie et de lâcher-prise. De Keep Moving, premier single en forme d’ascenseur vers l’extase, à l’ultime Can’t Stop the Stars, cette musique est tellement dansante qu’elle devrait être commercialisée avec quelques mises en garde. Sa densité, son immédiateté pop et sa production chaleureuse peuvent mener rapidement à l’euphorie sous la boule à facettes.

“Toute notre musique est basée sur le groove, donc nous avons tendance à vouloir bouger grâce à elle”, nous expliquent les deux comparses. Keep Moving est en cela exemplaire : “C’est le single que nous rêvions de faire depuis des années, il incarne l’archétype du son Jungle. On a toujours souhaité qu’il ait cette fibre funk.” À écouter Josh Lloyd-Watson et Tom McFarland, on comprend que les sessions d’enregistrement de Loving in Stereo ont été pour les deux têtes pensantes de Jungle une cour de récréation où disco, funk et textures électroniques ont pu fricoter ensemble, se nourrissant les uns des autres, sans calcul, ni cynisme. C’est un album sur la fête, ses engagements et ses utopies que l’on tente de prolonger le plus longtemps possible, sans se soucier une seconde des premières lueurs du jour. No Rules dit l’un des morceaux. C’est partiellement faux à l’écoute de ces chansons, qui en disent long sur le nombre d’albums hérités des seventies qui doivent traîner dans les ordinateurs de ce duo débordant d’idées et d’envies. C’est en partie vrai également à l’écoute de Loving in Stereo : un disque qui invite à l’abandon, à capituler face à tant de refrains fédérateurs qui laissent entrevoir ce qu’aurait donné Joseph Mount s’il avait opté pour les costumes pailletés plutôt que pour la langueur de la riviera anglaise.

Villagers – Fever Dreams
(Domino/Sony Music)

Dans l’obscurité ponctuée d’étoiles, un homme semble endormi, flottant dans une piscine tandis qu’un gros ours veille sur lui… L’image de la pochette de Fever Dreams renvoie au titre Song in Seven, où Conor O’Brien chante son lien à la Grande Ourse. Lors d’un des derniers festivals que son groupe et lui avaient assuré, sur les îles Wadden, le musicien irlandais est allé nager dans la mer. Ce soir-là, il a été frappé par la beauté sémantique de la constellation de la Grande Ourse, forte de sept étoiles. Sept, un chiffre-clé qu’il retrouve dans sa vie comme dans sa musique. Ici, pourtant façonnée à l’envi, elle se rend très accessible grâce à une pop-folk orchestrale qui, sur des morceaux comme The First Day et Momentarily, s’envole très haut, convoquant aussi bien The Divine Comedy que Brian Wilson. « Ce sont de bons exemples, commente-t-il. Neil Hannon est un ami, avec lequel je partage nombre de points de vue artistiques. Outre son génie, Brian Wilson me fascine par son objectif, resté le même au fil des années, avec les Beach Boys ou en solo : être de tous, qu’il convoque Bach ou le baroque. Lequel s’entend à bien des endroits dans Fever Dreams, étonnamment mêlé à une fièvre mystique, nourrie par l’écoute assidue des musiques composées par Alice Coltrane pour son ashram. Plutôt que de miser sur la protest song, O’Brien parle d’amour de mille manières différentes, puisant son inspiration dans les poèmes de John Keats, les essais d’Audre Lorde ou encore les collages de Dali. Enregistré avec son groupe, a contrario du précédent The Art of Pretending to Swim, où il avait voulu tout assurer seul, Fever Dreams est plus beau que nos jours. Il offre à nos nuits un éclat fantasmagorique capable, en l’espace d’une boucle de ritournelle ou d’une incursion cuivrée, d’effacer toute trace de morosité ambiante.

Chrissie Hynde – Standing in the Doorway: Chrissie Hynde sings Bob Dylan
(BMG)

Son album solo précédent s’achevait sur une version du Que reste-t-il de nos amours? de Charles Trenet, chantée en français, enrichie d’un dialogue tiré des Enfants du paradis. Au sortir du confinement, Chrissie Hynde étoffe le sujet des amours défuntes avec Standing in the Doorway, songbook intimiste de dylaneries élaboré via SMS avec le guitariste des Pretenders, James Walbourne. Le premier cover album était pavé d’emprunts comme la cour d’un palais des souvenirs dont elle serait la reine recluse. Le second ressemble à une galerie des glaces où chaque morceau lui renvoie un reflet qui, selon l’angle ou la lumière, la rajeunit ou la prépare à affronter l’inéluctable. Plus qu’au syndrome de l’appropriation, c’est à un fantasme presque adolescent que s’abandonne Chrissie Hynde en choisissant cette chanson comme proue d’une étrange chaloupe de reprises obscures sur la dérive des sentiments, miscellanées de torch songs méconnues pour cœurs brisés. De quoi parle donc ce non-tube exhumé d’un des albums (Time Out of Mind) les moins huppés de Dylan ? De rupture, d’un amour dont le “fantôme n’a pas disparu”, de ce goût amer d’inachevé qui résiste au temps, à l’oubli, et domine l’ensemble. C’est à l’alliage intraitable de sentiments ennemis qu’elle se frotte ici, avec des punchlines poignardées. Hormis la délicatesse mystique de Love Minus Zero/No Limit, perle de jouvence du Dylan sixties, ou la sombre rumination historique de Blind Willie McTell rappelant que ce disque fut pensé sous l’ère Trump, tout le reste s’ébat dans un lit aux ressorts nostalgiques d’étreintes lointaines et aux draps imprégnés de sueur rance. C’est une femme aux trois divorces et multiples aventures qui assume ici sa solitude, consciente que si l’amour est le ciment de toute identité (magnifique Tomorrow Is a Long Time), c’est au prix d’une reddition sans condition. Si le cœur est un chasseur solitaire, celui de Chrissie Hynde semble bel et bien avoir rendu les armes. Tourné désormais vers la spiritualité, elle égraine Every Grain of Sand, psaume dylanien ultime, en conclusion d’un recueil qui aurait pu être âpre et maussade, mais que la matière mélodique, la puissance poétique et la voix majestueuse de la chanteuse rend étonnamment chaleureux.

Yann Tiersen – Kerber
(Mute/PIAS)

Deux ans après Portrait, disque-bilan dans lequel il revisitait (avec brio) son répertoire, Yann Tiersen revient avec Kerber, qui témoigne d’une évolution stylistique non préméditée. Assez long et très élaboré, le processus créatif s’est imposé de lui-même. Au printemps 2020, sans lien direct avec la pandémie, Yann Tiersen a commencé à y travailler à l’Eskal, le studio qu’il s’est aménagé sur l’île d’Ouessant, là où il vit. Il a d’abord composé des parties de piano afin de constituer une banque de sons. Il les a ensuite réenregistrées avec plusieurs autres travaillées sur ses instruments fétiches (ondes Martenot, mellotron et clavecin), puis il a minutieusement repris et transformé tous ces éléments sonores avec son système modulaire.

Dans un dernier temps, il a été rejoint à l’Eskal par le chevronné producteur anglais Gareth Jones (Depeche Mode, Erasure, Einstürzende Neubauten…) avec lequel il collabore depuis Infinity (2014). Durant trois semaines, ils ont encore retraité toute la matière musicale et peaufiné les moindres détails. Au final, en résulte un album composé de sept (longues) plages instrumentales dont les titres correspondent à des noms de lieux se trouvant sur l’île d’Ouessant, à proximité immédiate de la maison de Yann Tiersen. Par exemple, Kerber, qui donne son titre au LP, évoque une chapelle située dans un petit village de l’île. Irradiant une mélancolie profonde sur plus de dix minutes d’une extrême densité, en suspension sur les rivages du silence, il apparaît vraiment comme le morceau-phare de l’album. Le piano s’y déploie dans tout son éclat tandis que l’électronique y reste discrète, distillée par touches légères. La part d’électronique s’avère ainsi plus ou moins grande suivant les morceaux. Elle est particulièrement saillante sur Ker al Loch, le morceau le plus rythmé et vrillé, qui flirte même avec la techno. Conjuguant remarquablement sophistication des textures sonores, sens mélodique, vibration émotionnelle et fluidité, l’album happe tout du long et laisse en mémoire un sillage entêtant. Par son orientation vers l’électronique, il semble ouvrir une stimulante nouvelle voie dans un déjà riche parcours entamé il y a maintenant plus de vingt-cinq ans.