Les 5 albums du mois d’octobre

Une fois par mois, RIFFX vous invite à son rendez-vous original sous la forme de chroniques musicales. Les 5 albums du mois d’octobre – avec James Blake, Lana Del Rey, P.R2B, Sopico et Tirzah – c’est tout de suite !

James Blake – Friends That Break Your Heart
(Republic Records/Universal)

Lors d’une fameuse prise de bec avec Pitchfork, survenue après la sortie du single Don’t Miss It, James Blake avait invectivé le site musical américain pour son utilisation du terme “sad boy” pour décrire la vulnérabilité de sa musique. En cause, la masculinité toxique et la romantisation de la dépression que suppose l’utilisation de ce terme à l’heure où les questions de santé mentale des artistes traversent l’industrie musicale. À la lumière de cette prise de position, le morceau conclusif du successeur d’Assume Form ne s’intitule pas If I’m Insecure par hasard, tandis que le clip du single Say What You Will s’amuse avec ironie de l’ego blessé de James Blake. Derrière ce titre d’album au nom évocateur, il ne s’agit finalement que de ça : explorer le sentiment d’insécurité sous toutes ses coutures.

Après son album collaboratif et addictif Assume Form (2019) et son dispensable EP aux orientations club Before (2020), James Blake aurait pourtant pu choisir d’assumer son statut clinquant de nouveau golden boy de la pop contemporaine en faisant jouer son prestigieux carnet d’adresses de producteur (Kendrick Lamar, Rosalía, Travis Scott, slowthai…). Avec Friends That Break Your Heart, c’est dans l’interstice qui sépare l’intimisme de son chef-d’œuvre inaugural (James Blake, 2011) et les appels du pied du monde de la pop qu’il se glisse finalement.

Si l’Anglais trentenaire s’adjoint les services des producteurs stars Finneas (Billie Eilish), Metro Boomin (déjà présent sur Assume Form) ou de l’étoile du r’n’b SZA, c’est donc pour mieux incarner cette image de golden boy faillible : “Si je suis enfant unique/Pourquoi est-ce que je me sens comme le mouton noir ?”, chante-t-il sur If I’m Insecure. Plus qu’un réceptacle, James Blake trouve dans les rythmiques trap essaimées sur la première moitié du disque (Life Is Not the Same) ou dans les productions r’n’b de son dernier tiers (Show Me avec Monica Martin, Lost Angel Nights) un parfait moteur à sa mélancolie à cœur ouvert. Ce cinquième album est le disque d’un artiste qui a saisi que seuls des genres comme la trap et le r’n’b sont capables d’accueillir cette dichotomie entre insolente réussite et faillite émotionnelle. À ce titre, Say What You Will contenait déjà en germe tout Friends That Break Your Heart : un grand disque de pop affligée et cafardeuse.

Lana Del Rey – Blue Banisters
(Polydor/Universal)

“You know I’m not that girl, you know I’ll never be, chante-t-elle dans l’inaugural Text Book. “Maybe just the way we’re different could set me free/And there we were, screamin’, Black Lives Matter in the crowd. Non, personne ne sait qui est vraiment Lana Del Rey, pas même elle-même : éternelle ado, femme fatale, entrepreneuse à la tête froide, grande amoureuse perdue, passionaria féministe, bonne copine au rire facile, surfeuse intrépide ou potiche façon Mad Men. Dans tous les cas, c’est une diva – engagée quoiqu’en disent les mauvaises langues. Et qui sait régler ses comptes. Blue Banisters consacre non seulement l’inspiration de Lana Del Rey, dont c’est le deuxième disque en moins de six mois, mais aussi sa plume irrémédiablement romantique, ici sous influence de Tammy Wynette ou Bobbie Gentry. Après une fructueuse collaboration avec Jack Antonoff sur trois albums, elle prend le contrepied de leur huis clos et fait appel à Rick Nowels (Madonna), Drew Erickson (proche de Weyes Blood), Zachary Dawes (Arctic Monkeys), Gabe Simon (Dua Lipa), Mike Dean (The Weeknd), Barrie-James O’Neill (ex-compagnon et ex-meneur du groupe écossais Kassidy), Dean Reid (FKA twigs). Une brochette de musiciens au garde à vous, qui, selon les bonnes vieilles règles hollywoodiennes, se partagent les (plus ou moins gros) morceaux du gâteau de Blue Banisters. Ce qui semble affranchir Lana del Rey de certaines retenues sonores ; bien qu’au premier abord, rien de neuf sous le soleil de L.A.

Démonstrations typiquement delreysques (Black Bathing Suit, Violets for Roses, l’élégant If You Lie down with Me), ballades piano-voix convoquant les mélopées de Broadway (Arcadia). Y résonnent de belles surprises tel le vénéneux Dealer, écrit à pas moins de dix mains dont celles de Lana et de Miles Kane, qui partage également le micro avec elle. Face au rocker britannique, elle hurle, suppliant, houspillant comme rarement jusqu’ici. S’impose la grâce des deux derniers titres plus dépouillés : Cherry Blossom et Sweet Carolina. Lequel, coécrit avec son père et sa sœur, ne déparerait pas chez Joni Mitchell, dont elle avait déjà repris For Free dans Chemtrails Over the Country Club, entourée de Weyes Blood et Zella Day. S’élevant dans les aigus, la voix de del Rey se prélasse dans un démonstratif réconfortant : “If you get the blues, baby blues/Just know this is your song”. Avant ça, la cowgirl de la pop US s’est attaquée à Ennio Morricone en bousculant de beats hip hop ​​​​​​Le Bon, la Brute et le Truand, elle a aussi raconté sa Living Legend : le morceau homonyme distille des effluves country cent ans d’âge, où elle puise dans ses tripes tous les désirs et regrets de la Terre.

P.R2B – Rayons Gamma
(Naïve/Believe)

“Et voilà que tout tourne autour de moi, c’est à rendre fou”, chante-t-elle, accompagnée de son piano, dans Ma meilleure vie, la plus belle ballade de l’automne (de l’année ?). Plus tard, Pauline Rambeau de Baralon admet que sa « vie part à vau-l’eau » sur des beats tropicaux (Mama), nous entraîne dans une comptine gabber à donner le tournis (La Piscine) après nous avoir brisé le cœur en racontant l’amour pour son père disparu (Lettre à P.) et nous avoir fait rêver de folles amours grâce à La Chanson du bal, outre les spoken words d’un Punta Cana. Tous les grands écarts sont permis chez P.R2B, alliée avec le très demandé producteur Tristan Salvati, collaborateur d’Angèle ou de Clara Luciani.

La triple construction de Rayons Gamma impressionne. L’organique, avec ses orchestrations quasi classiques, centré sur la voix et les vents (clarinette, saxophone, trompette) ; le corps électronique composé « de vieux Moog au son chaud malaxés avec Tristan Salvati ; une section rythmique purement électronique, parfois dynamitée par des sub-bass. Ce mélange, c’est “la patte” de P.R2B depuis sa sortie de la Fémis, en 2016, lorsqu’elle comprend que la musique et l’image ne font plus qu’un à travers son prisme ultrasensible.

En témoignent ces douze chansons remarquablement écrites, qui ont nécessité deux ans de fabrication. En effet, depuis sa première apparition chez La Souterraine, en 2017, P.R2B ne cesse d’être prise pour ce qu’elle est : une révélation de la scène française. Celle qui a choisi enfant la clarinette, avant de tâter de la guitare dans un groupe de rock, garde la tête froide – mais laisse libre cours à un imaginaire fantasmé sous l’influence de Björk, Higelin, Fontaine, Marina Abramović ou Takeshi Kitano : “Ils sont toujours derrière mon épaule quand j’écris.” La grammaire de Rayons Gamma oscille ainsi entre un romantisme lyrique et un naturalisme “punk, contestataire”. Ce qui fait la beauté d’un disque baptisé en hommage au film De l’influence des rayons gamma sur les marguerites (1972) de Paul Newman, et parce que ces rayons “tuent et sauvent à la fois.

Sopico – Nuages
(Spookland/Polydor/Universal)

C’est une certitude : le temps finit par distinguer les héros·oïnes, par récompenser celles et ceux qui, dans l’ombre, peaufinent leur art, l’envisagent avec sérieux et dans le respect d’une musique dont ils et elles refusent de répéter les codes. “Le principe de Nuages pourrait se résumer à travers cette connexion intime qui existe entre ma guitare et moi”, explique Sopico, bien conscient des nombreux changements qui ont rythmé sa vie ces dernières années. Il y a eu le départ de la 75e Session et la sortie de deux projets qui l’inscrivaient dans une tradition d’artistes autonomes, contrôlant leur image tout en suivant leur propre direction musicale ( et Ëpisode 0). Il y a eu aussi la rencontre avec Yodelice, qui le signe sur son label (Spookland) et l’encourage à délaisser les beats. Nuages, on le comprend alors, est l’album d’un artiste qui se fiche de la dictature du stream, qui a pris son temps, histoire de ne pas froisser ses couplets, qui “repense aux faiblesses du passé” et qui a réussi l’exploit de synthétiser une centaine de démos (et donc d’intentions, d’idées, de fausses pistes) en treize morceaux, essentiellement acoustiques, référencés (au Wu-Tang, à Nirvana, à Eric Clapton) et pourtant uniques, nostalgiques et néanmoins optimistes. “Pourquoi tu fais cette tête si tout va bien ?” sonne ainsi comme un rappel, le mantra d’un homme refusant obstinément d’abdiquer face à la morosité stagnante.

Si certaines chansons accueillent volontiers quelques tourments, quitte à les dissimuler derrière des mélodies sifflotées (Passage) ou de belles harmonies de voix, toutes ces aspirations déçues et ces rimes qu’il envisage comme des “extraits de mood” en disent surtout long sur Sopico, inadapté, méticuleux et rêveur jusqu’au danger – le clip de Slide en atteste avec brio. Sur ce titre, à la guitare lourde, presque martiale, Sopico s’interroge inlassablement : “Tu vois c’que j’veux dire ?” Un souci de clarté étonnant quand on sait que son propos n’avait jusqu’alors jamais paru aussi lisible.

Tirzah – Colourgrade
(Domino/Sony Music)

Écrits en marge des concerts de Devotion, le premier album de Tirzah, les onze titres de Colourgrade ont été achevés en studio parfois plus d’un an après avoir été expérimentés sur scène. De la même façon que Tirzah attendait son deuxième enfant à cette période, les morceaux ont crû au sein du tandem, étendu pour accueillir en son sein le producteur et vocaliste Coby Sey, déjà invité sur le précédent lp. Un casting qui avait déjà fait ses preuves. Impossible, pourtant, de lui reprocher de faire du recyclage : la façon dont Colourgrade renouvelle la cotonneuse palette sonore de Devotion force même le respect. Toujours sous la constante d’un r’n’b flegmatique aux instrumentations garage et lo-fi, ce disque est traversé par la question du rétablissement. Celui d’une femme nouvellement mère, mais aussi celui d’une artiste confrontée à l’exercice souvent ingrat du deuxième album. Le processus créatif de Tirzah est “une question de compromis pour le bien d’un corps tiers, de faire le meilleur pour lui”.

La transcription musicale de cette approche se veut tantôt radieuse (Crepuscular Rays, Hips), tantôt poisseuse (Tectonic, Recipe). “L’enjeu était de capturer quelque chose d’insouciant mais de jamais négligent”, s’aventure-t-elle à résumer. En interview, la justesse avec laquelle elle manipule sa langue natale est à l’image de son songwriting, tendre. Comme sur Devotion, c’est encore l’immédiateté des paroles de Tirzah qui marque durablement. Jamais sophistiquée, la sensibilité minimaliste de son écriture contraste avec le flegme de son ton lorsqu’elle chante. C’est que Colourgrade est traversé par la question de la nuance, imprégné des évènements survenus au cours de sa production : le séisme d’une naissance et l’impact du confinement. De quoi pousser davantage la comparaison entre le statut de musicienne et celui de mère, en prenant toutefois soin de ne pas limiter ni d’essentialiser la posture de la Londonienne. C’est peut-être donc sa matérialité, la manière dont elle insuffle la vie” dans sa musique, qui confère au son de Tirzah toute sa pertinence et son irréductibilité. Éloigné des orientations club de ses premiers formats courts, Colourgrade est un disque épidermique, au magnétisme profond.