Les femmes du Chantier des Francofolies #6 : Mélissa Laveaux

A travers une série d’interviews, RIFFX met à l’honneur 12 femmes artistes qui sont passées par le Chantier des Francos entre 1998 et 2020. Ce dispositif unique, destiné à des artistes émergents de la chanson francophone, a pour but de perfectionner leur art de la scène. Après Cléa Vincent et Aloïse Sauvage, RIFFX continue cette série de portraits en compagnie de Mélissa Laveaux : artiste complète qui manie la guitare avec aisance, cette jeune femme d’origine canadienne est aussi remarquable de par ses engagements. Rencontre.

Bonjour Mélissa, à quand remonte ta participation au Chantier des Francos ?

Il me semble que c’était en 2009 parce que j’avais sorti mon premier album en décembre 2008. Le Chantier nous a été offert à moi et les musiciens qui m’accompagnaient à l’époque, dans le cadre de cette sortie d’album, cela m’a permis de faire mes premières Francos.

Ce passage au Chantier des Francos a-t-il donné un coup d’accélérateur à ta carrière ?

C’est la toute première résidence que j’ai faite dans ma carrière, je ne savais même pas ce qu’était une résidence avant le Chantier. Je n’ai pas fait de conservatoire, je ne suis pas du métier, donc pour moi c’était intéressant d’apprendre à travailler. Je considère que mon premier album a été un album d’apprentissage (rires). J’ai appris à composer, pas de la musique, mais comment gérer le côté scène, cette résidence a éclairé pour moi beaucoup de choses. Jouer aux Francos, être associée aux Francos, ça a été un accélérateur de carrière. J’ai beaucoup pris en confiance avec ce Chantier.

Quels sont tes meilleurs souvenirs de cette aventure ?

J’ai de super souvenirs du Chantier, je me suis fait des copains, j’étais en résidence avec Ben Mazué et Karimouche. Avec Karima, on a joué ensemble en début d’année, on s’est vues encore depuis car on travaille beaucoup avec les mêmes personnes. Avec Ben, j’ai fait le Printemps de Bourges Crédit Mutuel il y a quelques années, je l’ai revu plusieurs fois depuis. Ce n’est donc pas seulement pour ton groupe que c’est intéressant, ça l’est aussi parce que tu te lies d’amitié dans l’industrie, c’était les premiers contacts que je me suis fait en termes de musiciens.

Trois albums à ton actif, tu chantes en anglais, en français et en créole haïtien. Ce mélange de langues et de cultures, c’est un peu ton histoire ?

Ce sont les langues qui ont été dans ma jeunesse, les langues que je parle entre amis, j’ai énormément d’amis haïtiens sur Paris, on a notre jargon de fils et de filles d’immigrés (rires). Ça fait partie de mon histoire même si je ne côtoie pas que des Haïtiens. C’est l’histoire des gens qui naviguent entre plusieurs langues et qui n’arrivent pas à répondre en en utilisant qu’une seule. Quand j’écris, j’ai tendance à mélanger mes couplets et mes refrains d’une langue à une autre. Je me fie plus à la mélodie qu’autre chose, j’essaie de trouver la plus jolie langue pour l’exprimer, c’est un choix esthétique. C’est aussi un choix d’expression par rapport à ce que j’ai envie de dire, des fois je trouve que les métaphores sont plus justes dans une langue plutôt que dans l’autre.

Sur ton troisième disque, Radyo Siwèl, tu chantes à 95% en créole. Comment est née cette envie d’écrire et de chanter en créole alors que tu ne le parlais pas forcément enfant ?

Je n’avais pas le choix : Radyo Siwèl est un album de restructuration de chansons militantes et de résistance des années 20 et 30 en Haïti, par rapport à l’occupation militaire américaine sur l’île et la République Dominicaine, la base des chansons était donc là. Je n’allais pas faire ces chansons en anglais ou en français car elles étaient déjà en créole. Certaines comportent des textes en anglais mais qui sont très précis, qui se justifient par rapport à leur critique des soldats de l’époque etc. L’idée, c’était une sorte de résistance pour préserver sa culture et préserver le fait que le peuple se faisait envahir… Ça aurait déplacé de faire l’album dans la langue de l’envahisseur.

La scène, c’est quelque chose qui te manque depuis la pandémie de coronavirus ?

J’adore la scène et en même temps, j’ai longtemps demandé à jouer avec un sac de papier sur la tête parce qu’à la fin de la journée, je préfère juste écrire et composer de la musique. Je ne sais pas si c’est nécessaire pour moi de la jouer devant des gens. Jouer me manque car quand j’écris, j’ai envie de dire quelque chose et je ne me parle pas à moi-même (rires). Le confinement m’a donné énormément de temps pour être avec mes plantes (rires), j’en ai une centaine dans mon appartement ! Tout d’un coup, j’ai beaucoup apprécié le fait d’avoir une pause où je ne suis pas obligée d’écrire. Heureusement, j’avais quelques économies derrière, ce qui m’a permis de respirer et de prendre une pause. On a énormément tourné avec Radyo Siwèl, et là je suis encore en train de ranger des affaires dans mon appartement, je trouve du courrier qui date d’il y a dix mois ou que je n’avais toujours pas ouvert. En tournée, on n’a juste pas le temps de vivre nos vies. Tourner c’est génial, mais tourner jusqu’à s’essouffler c’est pas normal. J’espère retourner à la scène avec énormément d’énergie et d’envie.

Cette année, parmi la sélection du Chantier des Francos, il y a autant de femmes que d’hommes. Cette parité fait plaisir ! Selon ta propre expérience, penses-tu qu’il est plus difficile de se faire une place en tant que femme – d’autant plus noire et homosexuelle – dans l’industrie ?

Je dirais oui, pour plusieurs raisons. On est méga nombreuses en termes d’artistes, mais dans les maisons de disques il s’agit souvent d’artistes qui ressemblent à tout le monde. Dans ces endroits-là, il y a un format et une formule qui fonctionnent depuis très longtemps, en faisant des petites variations. J’ai déjà ressenti ça via plusieurs expériences dans l’industrie. Avec les réseaux sociaux aujourd’hui, ce qui est cool c’est que désormais les gros labels doivent faire attention à ce qu’écoutent les jeunes sur TikTok ou Instagram, sans formules pré-faites. Maintenant c’est légèrement plus en vogue d’être « queer », mais je ne sais pas si on est plus vu.es pour autant, à part en tant que « Token ». C’est toujours difficile, on va attendre des choses de nous : la quantité de gens qui s’attendent à entendre du R&B ou qui ne s’attendent pas à ce que je joue de la guitare électrique, ou que je mélange les genres… Je m’en fiche un peu de leurs attentes, je fais ce que je fais parce que j’aime ce que je fais et je pense que je le fais bien. Pour l’instant, je n’ai pas signé avec qui que ce soit, je n’ai pas livré d’album à qui que ce soit, je suis en indépendant et j’ai ma propre boîte d’édition. Ça me donne plus de liberté pour créer et je suis aussi encouragée.

Quels conseils donnerais-tu aux 18 talents de la sélection 2020 du Chantier qui sont sur le point de démarrer leur carrière ?

Le temps que tu passes à discuter avec les gens après que tu aies bossé en journée est tout aussi important que le temps que tu passes à bosser en journée. Et la thérapie de groupe, c’est quelque chose… Je vous la conseille parce que la communication non violente dans un groupe c’est incroyablement important. La thérapie m’a tellement aidée. Je conseille de communiquer avec son groupe, d’aller boire des cafés avec son groupe, de parler, de faire des check-ins… Moi je fais des cookies aussi parfois quand on part en tournée (rires). Si tu prends soin de ton groupe, ton groupe prendra soin de toi.

C’est quoi la suite pour Mélissa Laveaux ?

La suite c’est un prochain album que j’hésite à transformer en un autre projet, comme un drame musical ou une fiction, à l’exemple de « Et parfois, la fleur est un couteau », même si ce spectacle n’est jamais sorti en tant qu’album, au grand malheur de pas mal de monde. J’ai déjà le titre de l’album et j’ai commencé à bosser les chansons. J’ai postulé également pour certaines résidences dont la résidence de Kehinde Wiley au Sénégal, Black Rock, où l’artiste invite plein de musiciens à rejoindre sa villa à Dakar. J’espère avoir cette résidence, y rester 1 ou 3 mois, pour écrire les arrangements de l’album, m’influencer un peu de la couleur locale en termes de musique. Au niveau des sujets, ça va parler de résistance, de revanche et peut-être de partir dans le passé pour changer le futur. Ce sera définitivement un projet qui verra le jour en 2021.