Yeti Lane : L’aurore ou le choix de la liberté

Le duo parisien de Yeti Lane livre un troisième album incandescent qui oscille entre Krautrock et psyché. « L’aurore » se lève au son de guitares rageuses aux tourbillons d’effets enivrants et à la magie d’une batterie impeccable. Une aubade indé et intense qui fait durer des parties instrumentales à en réveiller les sens.

Si vous croisez Ben Pleng et Charlie B. à la terrasse d’un café vous serez surpris par leur discrétion, leur humilité et tout ce qu’ils taisent. Pourtant, ces deux compères ont déjà un beau parcours et une sacrée expérience derrière eux. D’abord membres du feu groupe Cyann & Ben, ils ont fondé Yeti Lane en trio avant de se retrouver en binôme dès le second album « The Echo Show ». « Être deux c’est une chance et un inconvénient à la fois, avoue Charlie, l’échange est plus simple parce qu’il y a moins d’interlocuteurs, moins de points de vue à prendre en compte, tout va plus vite. Mais quand il y a un équilibre à trouver c’est également plus difficile à résoudre ». Et un équilibre à trouver, une mise en route plus compliquée, il semble y en avoir eu lors de la gestation de « L’Aurore ». Au moment où il a fallu poser les bases du nouvel édifice, les choses ont mis du temps. « Je pense que l’on s’était surtout perdus, confie Ben, peut-être que l’on essayait de fonctionner avec des façons de faire qui n’étaient pas tout à fait les nôtres. Rien de ce qui sortait ne nous plaisait réellement, ou alors moins à l’un qu’à l’autre. Mais une fois ce stade passé, une fois que l’on était en phase avec une manière de travailler, tout est allé très vite. On a eu tous nos titres très rapidement. »

Impro
Riches de nouvelles expériences, les deux garçons se sont par exemple rendus compte que ce qui leur convenait était de poser un cadre et de se laisser évoluer librement à l’intérieur. Ils ont ainsi moins écrit qu’auparavant ce qui allait se passer, et ont laissé plus de place à ce qui sortait instinctivement en studio. C’est ce qu’ils appellent leur part d’improvisation. Une notion qu’ils ont totalement acceptée à travers leur rencontre avec Damo Suzuki chanteur du groupe Can de 1970 à 1973. Par deux fois, ce dernier a choisi Yeti Lane pour jouer avec lui en concert, en leur demandant de ne surtout pas répéter mais d’improviser sans que jamais il n’y ait de blanc. Le duo avoue qu’ils ont un peu désobéi « On n’a pas répété, mais on a un peu préparé quand même pour savoir ce qu’on allait faire, ce qui était possible. Mais cela a vraiment influencé notre manière de fonctionner ensuite. Retrouver une liberté devenait important. »

Liberté
Si leur premier album, sorti en 2009, sonnait plus pop (même s’il contenait déjà beaucoup d’éléments psyché), c’est ensuite qu’un rock façon « kraut » s’est installé chez Yeti Lane. « L’Aurore » est donc dans la continuité du son précédant, en plus intense encore, mettant le feu aux guitares électriques, mariant les distorsions à l’éthéré, le shoegaze à la voix douce de Ben. Et le tout dans un son sacrément live, comme s’ils jouaient dans le salon de l’auditeur, mêlant la perfection et le direct. « On a travaillé sur bandes analogiques, explique Charlie, et c’est vrai que l’on n’a pas fait de re-recordings. On a même laissé des défauts. Des détails que peut-être nous seuls entendons mais que l’on n’aurait jamais laissé passer avant. On a appris à les laisser filer, et aujourd’hui ils ne nous dérangent même plus. » Les formats, quant à eux, ne s’embarrassent guère des durées radiophoniques. Comme à leur habitude chez Yeti Lane, les chansons prennent le temps de leur développement même si cela doit dépasser les sept minutes.

En français dans le texte
En revanche, le véritable élément nouveau de cet album est l’utilisation de la langue française. Une première pour le groupe qui ne laisse plus que deux titres seulement à la langue de Shakespeare. L’envie se faisait ressentir depuis longtemps mais il a fallu à Ben attendre le déclic des mots et le bon moment. « Je ne suis pas un auteur qui écrit avec facilité, je voulais que cela sonne, que cela se mélange avec notre musique sans choquer. Donc cela n’a pas été facile. J’étais content de pouvoir enfin le faire. Après peut-être que j’ai aussi cédé à un truc un peu à la mode, en ce moment : tous les indés se mettent au français. Mais j’en avais envie et ce n’était pas nouveau chez moi ». Pour autant le mixage est resté fidèle à l’habitude : la voix dans le mix, à la même place que les instruments et non pas en avant comme les studios à la française ont tendance à le faire. Et la réussite est réelle, les mots se marient à l’ensemble avant même que l’on arrive à deviner vraiment à quelle langue ils appartiennent.

Mais l’Aurore a surtout cette grandeur indéniable, cette incandescence de toute beauté. C’est un disque plein d’aspérités et de creux qui poussent la rage à l’escalade et la rêverie à l’hypnotique. Une chose située entre les années 1970 et 2020, qui porte en elle à la fois le vintage et l’actuel. Une intemporalité pleine, un son à dépasser les murs, une ossature rythmique fascinante. C’est à vouloir en croiser des monstres dans les ruelles, fussent-ils là dès l’aube.

Marjorie Risacher

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Yeti Lane – Acide Amer