Eiffel. Rock à tous les étages

« Foule Monstre », le cinquième album du groupe Eiffel est rempli de maux d’époque, de coups de griffes, d’actualité, de larmes, de deuils ou de chagrins… Et entre les habituels guitares et violons, il y a ces machines surprenantes qui s’invitent sur tous les titres, les faisant valser plus près de la pop que du rock. D’arrangements étonnants en effets presque gadgets, l’habillage étincelant couvre une humeur bien différente : la lumière sur l’obscurité.

Romain Humeau, pilier de la formation bordelaise, chanteur, homme-orchestre érudit venant du conservatoire, amoureux de la musique sous toutes ses coutures, s’installe à la table d’un bistrot pour nous parler tout en sourire et en simplicité de ce disque un peu particulier.

Évidemment en écoutant votre album on s’étonne de l’arrivée des machines. Besoin ou envie ?
Envie ! Et ce n’est pas du modernisme pour être tendance, on a toujours aimé ça. Mais c’est la première fois qu’on les met en avant et que l’on s’en sert de décorum systématique pour toutes les chansons. C’est un vrai parti pris. On a bien conscience de qui on est, c’est à dire pas grand-chose, mais un « pas grand-chose » qui existe depuis un petit moment maintenant et qui ne s’est pas cassé la gueule non plus. Et on s’est dit que c’était une bonne manière d’avancer dans le temps, de mettre un coup de pied dans notre propre fourmilière. C’était aussi une façon de mettre plus en avant notre côté pop. On a toujours eu des harmonies, des mélodies, mais on fabriquait des disques violents autour de ça (exception faite de notre tout premier album « Abricotine »). On a eu envie d’y mettre les sons que l’on écoute nous-mêmes en ce moment, c’est-à-dire des groupes comme Cypress Hill, LCD Sound System, Gorillaz ou Dépêche Mode. Du coup on s’est lancé en se disant qu’en plus, ça allait nous faire marrer parce que les gens ne nous attendent pas là.

Cela marchait enfin très bien pour vous après la sortie de « À Tout Moment » en 2007 et c’était évidemment le bon moment pour redistribuer les cartes, c’est cela ?

Voilà, c’est exactement. On n’a jamais cartonné, sur aucun album, mais « À Tout Moment » a eu un certain succès. Il y a eu ça et le fait que, comme dans toute vie, on a vécu des drames : la mort de plusieurs proches, coup sur coup… Quand c’est arrivé j’étais en train d’écrire, j’avais déjà fait « Place de mon cœur ». Et soudainement, j’ai rempli d’autres pages que j’ai jetées juste après parce qu’il y a des moments où il faut faire sortir ce qu’il y a en soi, et surtout pas le garder. Puis j’ai repris la plume, moins sur le coup des choses, et je me suis dit que ces sons, un peu gadget, il fallait encore plus les utiliser. On savait qu’il allait y avoir des paroles tendues, des choses tristes même, il fallait que cela soit dans un décorum plus féérique. Il fallait alléger, c’était essentiel. En revanche on a gardé l’essence même d’Eiffel – qui est la tension. Peu importe comment elle est exprimée. L’art, c’est le principe de la tension et de la résolution : tu mets des éléments antagonistes pour faire surgir le troisième élément que tu n’as pas créé. Du coup on a encore plus enfoncé le clou. Il y avait une justesse d’humeur d’aller dans ce sens-là.


LIVE SESSION EIFFELpar RIFFX_fr

Vocalement vous donnez l’impression d’avoir franchi un seuil également, comme si vous osiez chanter plus « mélodiquement » et crier « bestialement ». Vous allez plus loin.

C’est vrai je n’ai pas fait les mêmes choses. On parle beaucoup plus de dynamiques. Cela dit j’ai 41 ans… Et j’aime beaucoup de choses, j’adore quand Gainsbourg fait du talk-over mais j’adore aussi quand Ian MacKaye de Fugazi saigne des cordes vocales. Moi ça m’arrive parfois en tournée de cracher du sang d’ailleurs. Puis j’aime aussi les choses susurrées, très justes, parfaites.

Quant aux textes, vous gardez toujours cette écriture faite de sonorités et de jeux de correspondance avec les mots…

C’est seulement il y a dix ans que j’ai eu conscience qu’il fallait que je me mette à écrire et soigner les textes. Je suis dans un trajet tardif, je suis avant tout musicien. Parfois on me reproche d’avoir une écriture hermétique, pas assez réaliste. Et pourtant j’ai vraiment l’impression de chanter la réalité, mais avec mon imaginaire. Cela dit c’est souvent le même problème avec certains journalistes, ils confondent le signifiant et le signifié. S’ils parlent de quelqu’un qui a 14 ans, ils disent forcément que sa musique est adolescente. S’ils parlent d’un musicien de 85 berges, ils disent qu’elle est pleine d’expérience.

Il y a comme toujours des invités sur votre album : Bertrand Cantat, les chœurs des Mysterious Nansouty’s Girls dont on ne saura jamais qui elles sont, et une nouvelle arrivée, Phoebe Killdeer, que l’on avait découverte dans Nouvelle Vague et qui mène aujourd’hui une jolie carrière de chanteuse solo…

Autant Bertrand cela fait dix ans que l’on travaille ensemble, autant Phoebe n’était pas une amie ; je ne la connaissais même pas. Un soir on est allé voir Deportivo et leur musicien additionnel sur scène, Cédric Leroux, me dit « Toi tu vas adorer ce disque ! » Et il avait raison, j’ai craqué. Comme je cherchais une voix de femme pour chanter avec moi le titre Chaos of myself, on l’a appelée tout de suite. Ce que j’aime chez elle, qui est fan de Tom Waits et Nick Cave, c’est ce truc de rock assez sombre. C’est une chose sur laquelle on était de notre côté il y a cinq ou six ans. C’est elle qui ramène ça, alors que nous on est maintenant avec des « boum-machines ». On est du même allant, en décalage, mais c’est ça la musique. On se fiche de l’endroit où on est sur le trajet, pourvu qu’on ait les poils !

Propos recueillis par Marjorie Risacher


EIFFEL – Place De Mon Coeur (clip officiel)par piasfrance